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REVUES PRÉDATRICES: UN CANCER QUI RONGE LE CORPS DES SCIENCES DE GESTION AU MAROC

  • Mohammed Amine Balambo
  • Enseignant-Chercheur en sciences de gestion
  • Université Cadi Ayyad

Le système du « Publish or Perrish » a des effets pervers sur le monde de la recherche. L’évaluation d’impact de la recherche sur la base des citations et du H-Index, la compétition de plus en plus accrue entre les chercheurs sur le nombre de publications, et les grilles d’évaluation des carrières des enseignants-chercheurs qui privilégient la quantité sur la qualité de leurs publications a conduit à la prolifération d’un business juteux autour de la publication scientifique.

Retour sur l’industrie des revues prédatrices en sciences de gestion.

Un environnement de recherche en profondes mutations

Publier pour un chercheur est un acte important qui permet de communiquer les résultats obtenus à la communauté et au grand public. Mais au-delà de cette dimension utilitaire, il s’agit également d’un acte qui procure aux chercheurs plusieurs « attributs symboliques » : être lu, cité, et plus globalement reconnu.

Les systèmes d’évaluation de la recherche actuels sont fondés essentiellement sur des critères quantitatifs. Plus le nombre de publications est important, meilleures sont les chances de recrutement, de promotion, d’obtention de subventions de recherche…Les chercheurs n’ont plus alors le choix : publier ou périr !

Or, pour publier une recherche sérieuse dans une revue classée en sciences sociales, c’est le parcours du combattant. Il faut compter en moyenne deux ans entre les phases de préparation, de soumission, d’évaluation, des modifications, et de publication. L’ensemble de ces étapes ponctuées par une évaluation anonyme par les pairs, est un gage de sérieux et de validité des connaissances scientifiques publiées.

Si l’évaluation par les pairs garantit la crédibilité des recherches publiées, il s’avère que le processus de publication est devenu extrêmement périlleux, prend du temps et nécessite beaucoup de ressources financières et « d’encastrement » dans les réseaux de publication. Cette situation a poussé plusieurs chercheurs marocains à se tourner vers d’autres modèles.

Apparition des revues prédatrices au Maroc

Devant cette pression autour de la publication dans les universités internationales et publiques, et les difficultés liées à la publication dans des revues savantes de qualité, un modèle parallèle de la publication s’est développé : les revues prédatrices.

Ces revues ont vu le jour avec un format d’édition en ligne en libre accès, ce qui permet une meilleure visibilité des publications, avec des temps record d’évaluation. Mais un problème majeur demeure.

Des revues pseudo-scientifiques indexées dans des bases de données accessibles, sans évaluation en double aveugle, avec des frais de publication qui constituent le point focal du modèle économique, qui demeure la principale motivation des fondateurs-éditeurs.

Ces revues s’appuient sur le principe du modèle « auteur-payeur » qui leur permet de bénéficier de rentes de situation, et ne cherchent pas à diffuser les résultats de la recherche. Leur but est uniquement le profit économique, sans aucune dimension scientifique. Le danger de ces revues portées par des pseudo-scientifiques est qu’elle donne une légitimité à des écrits sans double lecture ni évaluation, conduisant à toucher la crédibilité des recherches, des diplômes, des recrutements, des habilitations, des promotions…Il fut un temps où cela ne concernait que des revues à l’étranger. Nous constatons, hélas, la profusion du phénomène au Maroc. Plus dangereux encore, c’est que les membres des jurys, les directeurs de thèse, les directeurs des centres des études doctorales ne sont que peu sensibles à la question, puisque plusieurs thèses, promotions, dans le système de l’enseignement supérieur s’appuient sur des articles publiés dans ces revues.

Analyse des revues prédatrices marocaines

Nous avons identifié et analysé 20 revues marocaines spécialisées en sciences de gestion qui remplissent les critères d’une revue prédatrice.

Une revue prédatrice est caractérisée par un manque de gages de qualité et d’intégrité scientifique, qui ne dispose pas d’un mode de fonctionnement clair, qui dispose de délais de publication trop courts, et qui publie des contenus plagiés ou des résultats truqués.

Le premier problème identifié dans ces revues est la stature de l’éditeur. Un éditeur d’une revue scientifique est censé être connu et reconnu dans le champ d’expertise, qui dispose des prérequis, du recul, et de la légitimité nécessaires à l’exercice de cette fonction de coordination, d’arbitrage, et de la définition des lignes éditoriales. Cela se traduit par une longue expérience dans le domaine et devrait retentir du côté de ses performances en termes de publication.

Or, sur les 20 revues prédatrices identifiées, les éditeurs en question ont une moyenne d’expérience de 8 ans dans l’enseignement supérieur au Maroc, et un H-index moyen de 2.

Un H-index de 2 signifie que sur l’ensemble des publications produites, seulement deux publications ont obtenu 2 citations, ce qui semble dérisoire pour un chercheur confirmé.

On estime qu’un bon H-index (bien que c’est un indicateur à pondérer en fonction des sciences qui n’ont pas les mêmes mécanismes de publications, ni la même maturité) peut être calculé sur la base d’un indice (m=h/durée) portant sur la durée :

m ~ 1 (h = 20 après 20 ans d’activité) : chercheur de « bon niveau » ;

m ~ 2 (h = 40 après 20 ans d’activité) : chercheur responsable d’une équipe de haut niveau dans une université très cotée ;

m ≥ 3 (h = 60 après 20 ans d’activité, voire 90 après 30 ans) : chercheur hors pair, Nobel, etc.

Sur la base de notre échantillon, le H-index le plus élevé fût de H :4 sur une carrière de 22 ans, soit un m ~0,16, ce qui est totalement en dessous des standards internationaux.

En outre, plusieurs de ces éditeurs gèrent plusieurs revues en même temps, sur des spécialités très différentes des leurs.

Un deuxième élément qui permet de révéler le caractère prédateur de ces revues est le nombre de numéros publiés par an. Etant donné que ces revues sont portées par un intérêt économique personnel au détriment de la production de la connaissance savante, elles font recours à des pratiques de sollicitation virales voire à brandir des discours marketing sur leur impact supposé sur la communauté scientifique (faux Impact facteur) et le nombre d’indexations, dont elles disposent. Toutes ces pratiques visent à drainer des « clients » qui souhaitent publier leurs travaux avec un moindre effort.

Ceci a un impact sur leur productivité. Le nombre d’articles publié dans l’échantillon identifié est de 24,56 par trimestre.

Ce chiffre très élevé peut-être expliqué par l’absence totale d’une procédure d’évaluation et la recherche d’un intérêt financier (les frais de publications oscillent entre 800 à 1500 dhs). En l’absence de statistiques du temps moyen d’évaluation, nous avons fait recours aux témoignages. Plusieurs témoignages déclarent un temps moyen de traitement ne dépassant pas les trois jours à une semaine, contre une année pour une revue classée.

Pour nuancer l’analyse, on peut distinguer deux typologies de revues prédatrices : des « prédateurs purs » et des « prédateurs zone grise ». Les « prédateurs purs » sont des revues dont la dimension financière reste le moteur principal, le papier ne suit aucune évaluation, les délais de publication sont très courts, l’acceptation se fait en l’état. Ce modèle n’a aucune valeur académique et pourrait participer à la diffusion de résultats fallacieux.

Les « prédateurs zone grise » sont des revues qui ont l’argent pour objectif mais demandent quand même des évaluations. En somme, ce sont des revues qui se prêtent à l’exercice de l’évaluation, mais en exerçant une pression sur les évaluateurs pour qu’ils acceptent le plus rapidement les papiers reçus, voire pourraient passer outre le NON d’un évaluateur. Ces revues brandissent l’argument des FTA (Frais de Traitements des Articles), un argument peu convaincant pour des modèles de publication en open access, puisque les évaluations sont fondées sur le volontariat.

Quelles solutions ?

L’écosystème de la recherche en sciences de gestion doit être conscient des effets dévastateurs de ces pratiques sur le devenir de la discipline. Les directeurs de thèses, les directeurs de laboratoires et des centres des études doctorales doivent être conscients de ces pratiques et devraient publier une liste actualisée qui permet de lister et de dénoncer ces revues.

Le Centre Nationale de la Recherche Scientifique et Technique (CNRST) a un rôle à jouer également en mettant en place une liste qui permet de pointer les revues qui ne font pas de peer-reviewing et qui font de l’argent le seul critère d’acceptation.

A l’international, plusieurs initiatives ont été menées pour combattre ce fléau. Nous citerons notamment, la liste de Beall ou encore le Compass to Publish qui est outil qui permet de mesurer le degré d’authenticité des revues en accès libre et d’identifier la revue qui peut être considérée comme prédatrice ou non.

Ces effets pervers nous poussent également à questionner le modèle de la publication scientifique actuel. La dictature du « Publish or Perrish » fait en sorte que la littérature pullule d’articles scientifiques sans aucune utilité sociale ou une transférabilité auprès des managers des organisations. Pourtant, les sciences de gestion sont des sciences de l’action qui visent en premier lieu à produire de la connaissance actionnable.

Il serait également pertinent de se poser la question par rapport au contenu développé. La tendance au technicisme dans les sciences sociales a engendré des enseignants et des enseignés hyperspécialisés, mais disciplinairement cloisonnés. La conséquence est que le sens des « totalités sociales » est perdu, et que la recherche participe à construire une image fractionnée du monde social.

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