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Analyse: Plus d’IDE ne signifie pas forcément plus d’emplois

Avez-vous déjà réfléchi à la question : les subventions sont-elles plus efficaces que les tarifs pour attirer les investisseurs étrangers ? Et le risque de moral hazard — ces entreprises qui courent après les aides publiques — vaut-il le coup ?

Les économistes s’interrogent depuis des années, et le cas récent de Stellantis au Canada fournit un exemple parlant. Ottawa avait accordé des incitations généreuses pour soutenir la chaîne de valeur canadienne du constructeur en véhicules électriques. Pourtant, le 14 octobre 2025, Stellantis a annoncé le transfert de la production prévue de son Jeep Compass de Brampton (Ontario) vers l’Illinois, dans le cadre d’un plan d’investissement américain de 13 milliards de dollars.

Ce n’est pas une surprise. Stellantis avait déjà menacé d’arrêter un projet majeur de batteries en Ontario, exhortant Ottawa à respecter ses engagements face à la Inflation Reduction Act américaine. Les conditions du marché et l’évolution des relations commerciales sous l’USMCA, puis les changements sous Donald Trump, ont changé la donne pour la production destinée majoritairement au marché américain.

Pour Ottawa, la déception est compréhensible. Stellantis avait promis de générer des « bénéfices économiques significatifs pour les travailleurs et les communautés », mais les chiffres montrent que l’automobile crée moins d’emplois que les services à forte valeur ajoutée, comme la technologie.

Cette situation illustre un point stratégique : les investissements directs étrangers (IDE) sont un jeu à long terme. Les agences de promotion de l’investissement doivent désormais réviser leurs indicateurs de succès, au-delà du simple nombre d’emplois créés, pour inclure la valeur stratégique, l’innovation et la contribution aux chaînes de valeur locales.

Dans notre dernière enquête, nous avons interrogé des agences d’investissement à travers le monde qui repoussent ces limites et redéfinissent la manière de mesurer la réussite des IDE.

La divergence : un trait intrinsèque de la narration économique contemporaine

La divergence est devenue une caractéristique intrinsèque du récit économique actuel — mieux illustrée par le conflit entre Wall Street et Main Street. La “bulle de tout” est de retour, avec la valeur des actifs atteignant de nouveaux sommets, tandis que l’économie réelle peine à suivre ou ne croît qu’à un rythme beaucoup plus lent.

Certains attribuent cela à un cycle monétaire expansionniste récent, ou à l’avènement d’un supercycle lié à l’intelligence artificielle ; d’autres y voient une surexcitation de type bulle. Quoi qu’il en soit, l’investissement direct étranger (IDE) n’échappe pas à ce récit divergent.

Les méga-projets sont devenus la norme dans le monde post-pandémie. Des initiatives de plusieurs milliards de dollars dans les domaines des énergies renouvelables, semi-conducteurs, infrastructures numériques et industries traditionnelles font régulièrement la une.

D’un point de vue macroéconomique, l’IDE mondial a connu une croissance annuelle moyenne de 2,44 % en termes nominaux entre 2005 et 2024, selon les chiffres de l’UNCTAD.

« Beaucoup de ces chiffres concernent des projets en cours depuis plusieurs années et extrapolés sur les années à venir », explique Adam Breeze, fondateur de Breeze Strategy, consultant britannique en IDE.

Pourtant, la perception des agences de promotion de l’investissement (IPA) est que les projets greenfield sont de plus en plus rares et, lorsqu’ils se concrétisent, ont moins d’impact qu’auparavant. En d’autres termes, la perception sur le terrain est loin de l’enthousiasme officialisé par les gouvernements, qui intègrent régulièrement des annonces d’investissements gonflées dans leur communication.

« Beaucoup de ces chiffres concernent des projets déjà planifiés depuis longtemps. Cela reste formidable, mais cela pousse surtout à se concentrer sur l’agrégation de gros chiffres, au détriment de l’essence même de ce qui fait réellement la différence », poursuit Breeze.

Cela reflète le fait que les gouvernements et entreprises combinent souvent dépenses d’investissement et dépenses opérationnelles dans leurs annonces officielles, rendant difficile l’évaluation du capital réellement investi dans la création de valeur.

Évolution de l’impact de l’IDE

La divergence entre les chiffres et la perception s’explique par plusieurs facteurs. Tout d’abord, les chiffres ajustés de l’inflation racontent une histoire différente. Ensuite, derrière la vague de méga-projets, on constate moins de projets dans les secteurs clés, en particulier dans l’industrie traditionnelle.

Même lorsque les conditions sont égales, les retombées économiques des projets IDE individuels ont changé rapidement. La relation naturelle entre investissement et création d’emplois s’est rompue ces dernières années. Aujourd’hui, l’idée que plus de projets IDE et de capex génèrent automatiquement plus d’emplois est devenue obsolète, poussant les IPA à repenser leurs méthodes pour mieux mesurer l’impact de leur action.

Baisse du rendement emploi de l’IDE par secteur (2010–2024)

Nombre de nouveaux emplois créés par 1 million de dollars de capex IDE et évolution depuis 2010 :

SecteurNouveaux emplois / $1M FDI capexÉvolution 2010–2025 (%)
Logiciels & IT12,10+117,1
Composants électroniques4,30-16,4
Automobile3,40-11,0
Immobilier3,30-15,4
Logistique3,20+73,7
Métaux2,00-9,2
Communications1,90+12,7
Chimie1,60+10,6
Semi-conducteurs1,10-22,0
Énergie0,40+28,7

Observations clés :

  • Les secteurs à forte valeur ajoutée comme Software & IT et Logistique voient un rendement emploi fortement positif.
  • Les secteurs industriels traditionnels (Automobile, Composants électroniques, Semi-conducteurs, Métaux) affichent une baisse du nombre d’emplois créés par unité de capex.
  • L’énergie, malgré un faible ratio, connaît une progression relative intéressante (+28,7 %).

Cela illustre la décorrélation croissante entre capex IDE et création d’emplois, confirmant la tendance mentionnée dans le texte précédent : plus d’investissement ne signifie pas forcément plus d’emplois.

À première vue, le dividende emploi de l’IDE, mesuré par le nombre d’emplois créés par million de dollars de capex réel (hors inflation), a tenu bon, avec une croissance moyenne de 5,7 % sur 15 ans, selon

Mais deux tendances se dessinent :

  • Les secteurs à forte valeur ajoutée (logiciels, IT, services aux entreprises) voient leur création d’emplois augmenter.
  • Les secteurs industriels traditionnels (automobile, composants électroniques) constatent une baisse du rendement emploi/capex, notamment en Europe et en Amérique du Nord.

Au-delà de la création d’emplois

Face à ce constat, certaines IPA ont élargi leurs indicateurs de performance au-delà des proxies traditionnels.

  • Invest in Denmark se concentre sur quatre secteurs à forte intensité de connaissances : cleantech, tech, sciences de la vie et agroalimentaire. Chaque projet est évalué selon six critères : activités principales, secteurs clés, composante R&D ou connaissances, fonction régionale ou internationale, investissement > 15 M DKr (2,4 M $), et création ou maintien de > 15 emplois. La durabilité est également intégrée via la taxonomie européenne.

« L’objectif est de se concentrer sur les projets à plus fort impact et d’allouer davantage de ressources à ces projets », explique Malthe Munkøe, responsable chez Invest in Denmark.

  • InvestNL aux Pays-Bas met l’accent sur la transmission de connaissances et la durabilité, en investissant dans l’agrifood, l’économie circulaire, le deeptech, l’énergie et les sciences de la vie. L’agence suit les investissements R&D, la réduction des émissions de CO₂ et les emplois créés.
  • Cinde, au Costa Rica, évalue l’impact selon l’inclusivité, l’emploi féminin, des jeunes et des seniors, la contribution à la sécurité sociale, et le transfert technologique. L’agence collabore avec les universités pour créer des programmes adaptés, comme le Master en ingénierie des dispositifs médicaux avec l’Université du Minnesota.
  • London & Partners évalue la valeur ajoutée réelle des emplois créés et leur contestabilité, en considérant uniquement les projets où Londres est une option parmi d’autres destinations possibles.

Les défis de la collecte de données

Le recueil de données fiables reste le principal obstacle à la création de KPI complets. Les statistiques publiques offrent une vue globale limitée, et les enquêtes internes sont souvent auto-déclaratives. Invest in Denmark et London & Partners utilisent des méthodes de suivi et d’ajustement sur plusieurs années pour affiner les prévisions.

De nouveaux indicateurs d’impact

À mesure que la politique économique intègre soutenabilité, sécurité économique et innovation, les KPI évoluent :

  • Résilience face aux disruptions (Munkøe).
  • Intensité R&D, brevets, collaborations universitaires (Bridgen).

Bien que de meilleurs KPI ne corrigent pas entièrement la divergence entre discours officiel et perception réelle, ils permettent d’optimiser la promotion des investissements et de s’assurer que l’IDE apporte une réelle valeur à l’économie à long terme.


Par Jacopo Dettoni fDi Intelligence

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