- Par Lahcen Oulhaj
- Professeur d’économie
- Président de la commission permanente d’analyse de la conjoncture économique et sociale du CESE du Maroc
L’économiste nous livre son analyse des politiques de relance économique. Cette réflexion est indépendante des travaux en préparation au CESE.
Ampleur de la crise économique et sociale
Le PIB du Maroc en 2019 s’élevait à 1100 Mds de DH, soit 3 Mds de PIB par jour.
Si on part de l’hypothèse basse que l’activité économique baisse de 1/3, en moyenne, durant quatre mois, on aura perdu 120 Mds de DH en 2020, cela constitue un repli du PIB de 11%.
Un autre calcul, consisterait à considérer que durant la période allant du 20 mars au 30 avril, les seules activités économiques permises étaient l’agriculture et le commerce des biens alimentaires, cela représente environ 32 % de l’activité économique. D’où une perte de PIB de 68% durant cette période. Si l’on considère que 100% de l’activité a repris dès le 1er mai, le PIB marocain aurait alors reculé de 7.54%. Il faut ajouter en fait aux 32% d’activités maintenues, la valeur ajoutée par les administrations publiques et retrancher l’arrêt partiel des autres activités durant 2 à 4 autres mois.
Dans tous les cas, on se dirige, sans mesures énergiques, vers un repli du PIB à deux chiffres, en 2020.
Ampleur de l’enveloppe nécessaire du plan de relance
Si on laisse l’économie à elle seule reprendre progressivement, la reprise sera très lente et l’on peut considérer qu’une partie non négligeable des PME et même de grandes entreprises dans les secteurs d’hébergement et de restauration et de transports ne reprendront jamais.
Un recul de 11% du PIB équivaut à près de 4 ans de croissance au rythme des années dernières. La crise, sur le seul plan économique, aura été, sur le seul plan de l’activité économique, un retour à 2015 avec, de surcroît, un capital physique et humain sur les bras ! Capitaux des secteurs qui risquent de ne pas pouvoir se relever, de sitôt, de la crise.
Un plan de relance hors budget de l’Etat et hors loi rectificative des finances qui ne peut que constater les dégâts et essayer d’équilibrer ses recettes réduites avec ses dépenses incompressibles. Ce qui voudrait dire un désinvestissement public important.
Quelle devrait être l’enveloppe de ce plan de relance ? Deux manières de l’estimer :
– La perte de PIB se situerait autour de 120 Mds de dirhams, on peut fixer l’enveloppe du plan de relance à ce niveau.
– Une seconde estimation s’alignerait sur les pratiques en France et en Allemagne : 4% du PIB. Cela équivaudrait à 44 Mds de dirhams.
L’enveloppe financière du plan de relance devrait donc se situer entre 44 et 120 Mds. Il faut, à mon sens, viser le milieu, autour de 80 Mds de dirhams, soit 7% du PIB de 2019. Ce sera un compromis entre la double nécessité du caractère massif du plan de relance et de ne pas recourir à des traitements de cheval risquant de tuer le malade, au lieu de le guérir.
Nous avons vu que le Maroc a vite réuni près de 33 Mds pour le Fonds spécial en si peu de temps. Un plan de relance de 80 Mds est, me semble-t-il dans ses possibilités.
Financement de l’enveloppe financière du plan de relance
Pour avoir un effet de stimulation et de la demande et de l’offre, l’enveloppe financière du plan de relance ne devrait pas venir des impôts. Sinon, l’Etat prélèverait du pouvoir d’achat qu’il va restituer de manière inefficace. Cela ne ferait qu’aggraver la dépression économique. Il lui reste trois voies à combiner dans des proportions à définir :
a- La voie de l’emprunt extérieur. Comme les gouvernements des pays industriels sont dans la même situation de besoin de financement, bien que nos besoins soient très modestes, vus du côté de ces pays, il faut explorer les possibilités du FMI, de la Banque mondiale et des banques internationales privées. En empruntant la totalité des 80 Mds à l’extérieur, cela augmenterait notre dette publique extérieure à 91 % du PIB de 2019. Ce qui ne serait pas très dramatique, étant donné que certains pays industriels ont déjà dépassé le seuil de 100% du PIB de dette. En fait notre dette publique extérieure ne dépasserait pas 40 % du PIB. La soutenabilité de la dette dépendra, bien entendu de la croissance qui sera réalisée. Si le Maroc arrive à obtenir, avec les réformes qui seront mises en œuvre dans le cadre du prochain nouveau modèle de développement, une forte croissance, disons de 7 à 8 % par an, la soutenabilité de la dette extérieure ne posera aucun problème.
b- La deuxième voie est celle d’un emprunt national remboursable à moyen et long terme, sous forme d’émission dans le grand public de bons de faible valeur. Cette voie permettrait d’allier deux objectifs, celui de susciter un élan de solidarité nationale et un objectif économique de placement d’une partie de l’épargne des ménages moyens et aisés. Le montant de cet emprunt sera fixé en fonction de l’exigence de la soutenabilité de la dette intérieure, seulement en termes de croissance et non en termes de recettes de devises.
c- La troisième et dernière voie est celle du financement non conventionnel, un euphémisme pour l’expression « planche à billets » qui est devenue un véritable sacrilège.
La planche à billets a été proposée, pour financer un déficit budgétaire systématique, par John Maynard Keynes qui n’était pas un communiste, rouge et dangereux. Keynes était élève d’Alfred Marshall à l’Université de Cambridge. Marshall est le fondateur de la microéconomie et il est l’un des fondateurs de la théorie néoclassique de l’équilibre.
Tout comme Marshall et son autre professeur Cecil Pigou, J. M. Keynes était un libéral, un théoricien qui a basé sa théorie générale (entendez macroéconomique) sur l’équilibre du marché des biens et services et du marché monétaire.
Keynes s’attelait à la résolution du problème du chômage massif engendré par la crise économique mondiale de 1929. Il ne pouvait pas reprendre la théorie néoclassique du marché du travail qui aboutissait à l’équilibre de ce marché, alors qu’il observait un chômage massif. Il abandonne cette théorie et l’idée même de marché de travail où se rencontrent une demande décroissante du travail en fonction du prix, le salaire, et une offre du travail croissante.
Pour Keynes, ce marché n’existe pas. L’offre de travail est exogène, déterminée par la démographie. Et la demande de travail émanant des entreprises est déterminée sur le marché des biens et services. Si la demande anticipée sur ce marché est élevée, les entrepreneurs planifient une offre élevée pour l’égaliser. Pour ce faire, ils embauchent de la main d’œuvre et réduisent le chômage. C’est ce que Keynes a appelé le principe de la demande effective.
La politique économique préconisée par Keynes pour stimuler la demande et résorber le chômage est une politique budgétaire et monétaire de création ex nihilo d’une demande globale additionnelle, en plus d’une politique de redistribution des revenus en faveur des pauvres, dont la propension à consommer est supérieure à celle des riches.
La politique économique keynésienne est donc celle d’un déficit budgétaire systématique financé par des moyens monétaires : la planche à billets.
Durant tout l’après-guerre, les années 1940-50 et 60, tous les pays industriels pratiquaient cette politique keynésienne et ne revenaient à l’équilibre budgétaire et à une politique monétaire restrictive que lorsque le plein emploi était atteint et que cela commençait à causer des tensions inflationnistes. D’où la fameuse politique du stop-and-go caractéristique de cette période.
Le plein emploi était une réalité dans les pays industriels durant les années 1950 et 1960. Ces pays (France, Allemagne, Hollande…) étaient venus, dans nos pays, chercher de la main d’œuvre pour leurs mines, leurs usines d’automobile….
En 1974, il y a eu le sévère choc pétrolier et la réaction des entreprises de répercuter cette hausse vertigineuse du coût de production qui en a résulté sur leurs prix de vente et de procéder à des licenciements de travailleurs. Le résultat a été, dans les pays industriels, le phénomène de stagflation, théoriquement impossible dans le cadre keynésien. La Courbe de Phillips, intégrée depuis les années 1960 au modèle keynésien, courbe offrant la possibilité de faire un arbitrage entre l’inflation et le chômage, devenait inopérante. L’arbitrage était devenu : plus d’inflation et de toutes façons chômage ou plus de chômage et de touts façons inflation.
La réaction de l’école de Chicago, dirigée par Milton Friedman, a été de mettre en avant que les anticipations adaptatives avaient rendu verticale la courbe de Phillips et que, de toutes façons, il y a un chômage naturel incompressible. Les Nouveaux Classiques conduits par Robert Lucas enfonceront le clou dans le cercueil du keynésianisme à partir de 1976 : On doit adopter la discipline de l’équilibre, baser la macroéconomie sur des fondements microéconomiques marshalliens, toujours prendre en compte les anticipations rationnelles des agents et abandonner toute politique économique discrétionnaire (surtout avec le papier de Prescott et Kydland, de 1977 et 1982, qui montrait l’incohérence intertemporelle de décisions discrétionnaires de politique économique) : la politique économique doit donc se plier à des règles fixes et connues à l’avance. L’accord de Maastricht est un exemple concret de consécration de la politique économique préconisée par les Nouveaux Classiques.
Dans le domaine politique, des voix s’élèvent contre l’interventionnisme de l’Etat dans l’économie, encouragées par les économistes libéraux de Vienne (F. von Hayek). L’élection de Mme Thatcher, puis celle de Ronald Reagan, portent au pouvoir les idées philosophiques et économiques de Friedrich von Hayek et des Nouveaux Classiques, héritiers du monétarisme de Friedman et d’Irving Fisher. Le déficit budgétaire est banni et le financement monétaire du déficit est devenu un crime abominable. Les banques centrales doivent être autonomes par rapport aux gouvernements pour que ces derniers n’aient pas la possibilité d’utiliser les moyens monétaires à des fins politiques, en créant l’inflation qui dérègle les marchés.
Il est vrai que le PAS animé par ces politiques économiques d’obédience classique, surtout son volet structurel, a permis au Maroc de mettre en place une économie assez concurrentielle et assez dynamique, dès la fin des années 1990. La croissance annuelle moyenne a été de 4.5% entre 1999 et 2010. Entre 2010 à 2019, la croissance a été moindre, mais tout de même de 3.5%.
Aujourd’hui, l’économie marocaine, avec sa dépression profonde et le chômage massif et d’une gravité extrême, se trouve dans la situation des économies industrielles durant les années 1930. La similitude est presque parfaite, dans la mesure où notre économie est redevenue malgré elle fermée : plus de touristes, plus de transferts des MRE, effondrement des exportations d’automobiles et d’autres produits. Le Maroc n’a plus les moyens d’importer des biens industriels de consommation. Il est condamné, au moins à court et moyen terme, à les produire, lui-même.
Lorsqu’on évoque le financement non conventionnel, la planche à biens, deux sortes d’objections nous sont immédiatement faites : celle de l’indépendance et de la crédibilité de la Banque Centrale et celle de l’inflation et de l’irresponsabilité d’une telle politique monétaire.
Concernant l’indépendance de la Banque Centrale, il faut préciser que cette indépendance n’est pas par rapport à la Nation et à ses besoins. Cette indépendance n’est pas inscrite dans la Constitution. Il s’agit d’une indépendance par rapport au gouvernement octroyée par une loi ordinaire votée par le parlement. La loi qui portera le plan de financement pourra juridiquement lever provisoirement cette indépendance.
Pour ce qui est de l’inflation que provoquerait la planche à billets, l’inflation, dans une économie fermée, ne peut être provoquée que par une demande globale excessive par rapport à l’offre globale. C’est pour cela qu’il faut veiller à l’équilibre des deux composantes : soutenir la demande, mais aussi l’offre de biens et services. L’Etat, par le biais du plan de relance, devrait s’impliquer directement dans la reprise et le redressement nécessaire de l’offre.
Emplois à faire de l’enveloppe financière
1- Il faut soutenir la demande et le pouvoir d’achat. Les revenus perdus du fait de la crise, devraient être compensés pour maintenir la demande globale à son niveau d’avant la crise.
2- Soutenir l’offre qui, dans plusieurs cas, ne pourrait pas reprendre sans l’aide du plan de relance. Il faut envisager, sans état d’âme, des nationalisations temporaires pour les grandes entreprises durement frappées par la crise. Il faut soutenir la reprise de l’activité des entreprises et organiser la création d’entreprises dans le secteur industriel qui produit les biens de consommation importés…
3- Investir dans l’avenir :
– Industries de substitution à l’importation et abandon des accords de libre-échange avec les pays en développement (Turquie, accord d’Agadir)
– Numérisation massive de l’éducation : des universités numériques nationales et régionales, des lycées nationaux numériques, de la formation professionnelle à distance… Une université dans chaque ville moyenne.
– Investissement massif dans la santé : formation massive de médecins et des professions paramédicales, télémédecine, des CHU dans toutes les régions…
– Digitalisation de l’économie et de la société, R&D…
4- Gouvernance du plan de relance : Une gestion régionalisée du plan de relance devrait être envisagée. Il faudrait fournir les ressources humaines nécessaires aux régions. Leur transférer la gestion des écoles, collèges, lycées et hôpitaux. Peut-être qu’il y a lieu de suivre la France en créant une fonction publique hospitalière et une fonction publique territoriale. Pour conclure, précisons que le plan de relance devra couvrir les 12 mois prochains, le second semestre de 2020 et le premier semestre de 2021. L’effort de mobilisation du financement pourra être ainsi étalé sur cette période, ou divisé en deux parties. Les règles orthodoxes des politiques économiques, budgétaire et monétaire, ne devront être mises entre parenthèses que l’espace d’un an nécessaire pour que l’économie retrouve son niveau de 2019 et reparte sur de bonnes bases. Les voies de financement non conventionnelles ne sauraient devenir permanentes. Nous sommes en situation exceptionnelle, nécessité fait loi, affranchissons-nous des règles faites pour la normalité