ExpertsLa Une

Perturbations informationnelles et désordre cognitif : enjeux et réponses pour la stabilité de l’État marocain

Par Kamal Akridiss-Président @R.O.C.K. Institute

Une nouvelle conflictualité ciblée contre la colonne vertébrale de l’État

Le Maroc fait aujourd’hui face à une séquence insidieuse de conflictualité hybride, où les instruments de la critique médiatique, de la sur-communication numérique et du soupçon institutionnalisé sont mobilisés pour fragiliser le socle symbolique de l’État. Cette conflictualité ne dit pas son nom. Elle avance masquée, derrière les oripeaux d’un débat démocratique, mais en réalité, elle s’attaque à la cohésion cognitive d’une nation en mutation.

Depuis plusieurs semaines, nous assistons à une série de mises en cause publiques — directes ou feutrées, visant non pas des politiques publiques ou des décisions ponctuelles, mais des personnalités institutionnelles de rang stratégique. Leurs noms sont convoqués comme prétexte à une entreprise plus large : la désacralisation de l’autorité régulatrice, l’usure de la confiance publique, la délégitimation du pacte régalien.

Vers une guerre cognitive de nouvelle génération : typologie et logique d’engrenage

Le phénomène observé ne relève pas du simple activisme médiatique. Il s’inscrit dans une guerre cognitive, concept développé par plusieurs écoles stratégiques (notamment françaises et russes), qui désigne l’usage structuré de l’information pour altérer la perception, provoquer l’adhésion émotionnelle à des récits toxiques, et affaiblir la capacité de résistance mentale d’un corps social.

Cette guerre s’appuie sur une architecture en quatre strates :

  1. La polarisation narrative : les institutions sont réduites à des figures personnalisées pour faciliter leur caricature et les couper de leur fonction.
  2. L’instrumentalisation algorithmique : les réseaux sociaux amplifient artificiellement les récits les plus clivants, réduisant l’espace du raisonnement au profit de la réaction.
  3. La saturation émotionnelle : l’accusation devient un mode d’expression légitime. Le soupçon est valorisé, la preuve devient secondaire.
  4. La confusion du périmètre critique : toute défense de l’institution est disqualifiée comme “propagande”. La déstabilisation se présente comme “l’exercice de la démocratie”.

Cette mécanique n’est pas nouvelle. Elle fut observée en France durant les campagnes de désinformation ciblant les forces de l’ordre pendant les Gilets Jaunes, en Algérie durant l’effondrement du DRS, et dans plusieurs États d’Afrique de l’Ouest, où les campagnes de désacralisation des corps régaliens ont précédé, puis légitimé, des changements de régime violents.

Le Maroc à l’épreuve : entre pression exogène et fissures endogènes

Le Maroc a jusqu’ici évité les effondrements institutionnels qui ont frappé une partie de son voisinage. Cette exception ne relève pas du hasard : elle s’explique par une architecture d’État résiliente, articulée autour d’une Monarchie stabilisatrice, d’un appareil sécuritaire professionnalisé, et d’une technocratie enracinée dans le réel.

Mais cette stabilité n’est pas inaltérable. Elle est aujourd’hui fragilisée par une série de pressions croisées :

  • Une montée en intensité des campagnes de désinformation transnationales, souvent relayées par des médias hostiles ou des relais d’influence en diaspora ;
  • Un malaise socio-économique latent, instrumentalisé pour créer des récits de rupture entre l’État et la jeunesse ;
  • Une surexposition algorithmique des figures institutionnelles, qui facilite leur essentialisation, leur personnalisation, donc leur fragilisation ;
  • Une vulnérabilité cognitive accrue, du fait de l’absence d’éducation au discernement médiatique dans de larges segments de la population.

À cela s’ajoute une transition stratégique délicate pour le Royaume : ouverture économique accrue, défis climatiques, montée en puissance diplomatique, exposition croissante dans les affaires régionales. Autant de dynamiques qui font du Maroc une cible pour des puissances rivales ou pour des groupes d’intérêt désireux de ralentir son émergence.

Cas de référence : France – Jeux Olympiques de Paris 2024 sous pression informationnelle

La France, organisatrice des Jeux Olympiques de Paris 2024, a été confrontée à plusieurs vagues de désinformation structurée visant à entacher l’image de ses institutions, saper la confiance des citoyens et fragiliser la préparation de l’événement :

  • Narratifs sécuritaires amplifiés artificiellement : à plusieurs reprises, des comptes amplifiés par des relais étrangers ont fait circuler des fausses alertes sur une “insécurité généralisée” à Paris, des “zones de non-droit” autour des sites olympiques, ou des “menaces terroristes imminentes”, sans fondement réel. Ces récits visaient à miner la perception de capacité sécuritaire de l’État français.
  • Instrumentalisation des enjeux sociaux : certains mouvements protestataires (réformes des retraites, conflits autour du logement, contestation des JO dans les quartiers populaires) ont été détournés ou sur-amplifiés par des comptes extérieurs à la France, contribuant à donner l’image d’un pays en crise incapable d’accueillir les Jeux. On parle ici de désinformation par amplification des tensions internes, méthodologie proche de celle utilisée durant les Gilets Jaunes.
  • Narratifs environnementaux toxiques : alors que la France a mis en avant des Jeux “verts”, certaines campagnes ont mis en doute cette communication, en diffusant massivement des accusations d’“écoblanchiment” (greenwashing), notamment autour de la construction des infrastructures, en s’appuyant sur des données manipulées.
  • Ciblage d’institutions spécifiques : le ministère de l’Intérieur, la préfecture de police, et les services de renseignement ont été directement visés par des narratifs accusatoires sur leur “incapacité” ou leur “opacité”, dans des formats visuels viraux (deepfakes, faux témoignages, images sorties de contexte), dans une logique de fragilisation de l’autorité publique.

Bilan stratégique : ces campagnes, bien que souvent déjouées ou contrées, ont mobilisé des ressources importantes au sein de l’appareil d’État (SGDSN, ANSSI, Viginum), et ont forcé la France à mettre en place un dispositif inédit de veille, de contre-narration et de réponse coordonnée, notamment à travers la cellule interministérielle contre les manipulations de l’information (créée en 2021). Elles illustrent combien un événement international à forte visibilité constitue un terrain privilégié pour la guerre cognitive, même dans des démocraties bien dotées.

Benchmark : réponses étrangères à la délégitimation institutionnelle

La question de la défense cognitive des institutions ne se pose pas qu’au Maroc. Elle est devenue centrale dans les doctrines de sécurité nationale de plusieurs États :

  • En France, le SGDSN (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) a intégré les enjeux de “souveraineté cognitive” dans les priorités de l’État. Des cellules de contre-influence ont été créées dans plusieurs ministères.
  • En Égypte, le pouvoir central contrôle étroitement les récits circulants, dans une logique plus autoritaire, mais visant une même finalité : empêcher la rupture cognitive entre institutions et population.
  • En Estonie, petit État frontalier de la Russie, des structures publiques de contre-narration ont été mises en place pour prévenir l’usure de la légitimité régalienne.

Le Maroc peut s’inspirer de ces approches tout en développant sa propre doctrine : une doctrine marocaine de la résilience cognitive, fondée non sur la censure, mais sur la compréhension, l’anticipation et la réaffirmation des lignes rouges républicaines.

Recommandations stratégiques

À la lumière de cette analyse, plusieurs recommandations s’imposent :

  • Mettre en place un Observatoire national des perceptions stratégiques, capable d’identifier, qualifier et anticiper les narratifs hostiles en circulation ;
  • Structurer une cellule interinstitutionnelle de réponse informationnelle, capable d’intervenir rapidement, avec rigueur, sans sur-réagir ;
  • Former les hauts cadres à la lecture cognitive de leur image publique, pour éviter la communication vulnérable ou inadaptée ;
  • Renforcer la culture d’État chez les élites intellectuelles et médiatiques, pour restaurer le discernement entre critique constructive et fragilisation institutionnelle ;
  • Ancrer la défense des institutions dans la jeunesse, à travers des programmes éducatifs de citoyenneté stratégique, notamment dans l’enseignement supérieur.

Conclusion : Une doctrine d’État ne se défend pas à coups de slogans, mais par la lucidité et la fermeté

Le Maroc ne doit pas tomber dans le piège de la réaction émotionnelle. Il doit penser, anticiper, et structurer sa défense cognitive avec la même rigueur qu’il a su mettre dans sa sécurité physique ou son positionnement diplomatique.

L’attaque actuelle contre les figures régaliennes n’est que la première salve. Elle vise à tester les seuils de tolérance de l’opinion, à injecter du doute, et à préparer le terrain à des ruptures symboliques plus profondes. Dans ce contexte, défendre les institutions n’est ni conservatisme ni aveuglement : c’est un impératif stratégique.

Le Maroc n’a pas besoin de sanctuariser ses institutions. Il a besoin de les protéger intelligemment, de les défendre par le sens, de les expliquer à sa jeunesse, et de rappeler à tous que l’État, imparfait mais protecteur, est notre dernière ligne de défense face au chaos mondialisé.

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page