
- Par Badr Ikken
- Président exécutif de Gi3 / Managing partner de Gi2 / Président du Conseil d’Affaires Maroc-Allemagne – CGEM / Membre du Comité Directeur de la Chambre de Commerce Allemande AHK Maroc
Je dirais qu’elles sont à moitié pleines. Nous sommes à un moment charnière pour passer à une étape de consolidation et d’accélération.
Prenons le cas d’IRESEN, centre de recherche créé il y a un peu plus de 10 ans. Il a mis en place :
- 4 centres de recherche opérationnels (photovoltaïque, solaire thermique, efficacité énergétique dans le bâtiment, réseaux intelligents),
- un 5e en cours de construction à Jorf sur l’hydrogène vert (greenH2A),
- plus de 80 chercheurs permanents,
- un réseau national de chercheurs universitaires partenaires,
- des centaines de publications scientifiques,
- plus de 33 brevets,
- des plateformes technologiques de référence,
- des premières incubations telles que iSMART, GEP Services..
On constate que les appels à projets lancés par IRESEN ont positivement impactés l’évolution des publications scientifiques au Maroc.
IRESEN à travers ses appels à projets a permis l’installation de 18 laboratoires de recherche au niveau de plusieurs Universités nationales:
Plus de 126 projets collaboratifs ont été financés, dont une grande partie a été finalisée, tandis que d’autres sont actuellement en cours d’achèvement ou de valorisation:
IRESEN a également mis en place plusieurs plateformes de recherche autour de thématiques prioritaires, définies selon une feuille de route validée par ses membres fondateurs. Dans une logique de mutualisation et d’efficience, IRESEN s’est rapproché stratégiquement de l’UM6P afin de développer ces plateformes conjointement. Celles-ci interviennent à des niveaux de maturité technologique supérieurs à TRL 5 et bénéficient de financements partiels provenant d’agences de moyens nationales et européennes, ainsi que de partenaires industriels privés.
IRESEN a soutenu plusieurs centaines de doctorants et d’étudiants en master engagés dans des projets de recherche, que ce soit au sein de ses plateformes technologiques ou en collaboration avec les universités partenaires. La production scientifique qui en découle est aujourd’hui à la fois significative et de qualité, témoignant de l’émergence d’un vivier national d’expertise de plus en plus structuré. À titre d’exemple, les publications scientifiques réalisées entre 2019 et 2021 illustrent clairement cette dynamique.
IRESEN a initié plusieurs cycles de conférences et de séminaires thématiques à rayonnement international, tout en lançant également des événements inspirants et formateurs à destination des jeunes étudiantes et étudiants.
Parmi les initiatives les plus marquantes figurent le Moroccan Solar Race Challenge, un concours de conception et de course de véhicules solaires qui a permis à des centaines de jeunes de mettre en pratique leurs connaissances théoriques et de développer des compétences techniques et organisationnelles concrètes.
Autre exemple emblématique : le Solar Decathlon Africa, la plus grande compétition étudiante au monde dans le domaine de l’architecture durable. Cette initiative a permis à des centaines d’étudiantes et étudiants de travailler pendant deux ans sur la conception de maisons écologiques innovantes, en mode projet, au sein d’équipes pluridisciplinaires et multiculturelles, favorisant la gestion de projets complexes, la créativité collective, et le dialogue interculturel. Des expériences qui, à bien des égards, marquent une vie.
Par ailleurs, IRESEN a accompagné son ministère de tutelle ainsi que ses membres fondateurs dans la coordination et l’élaboration d’études techniques, technico-économiques et prospectives ayant permis de bâtir plusieurs feuilles de route stratégiques nationales, notamment la Feuille de route de l’Hydrogène Vert au Maroc, ainsi que le projet de feuille de route mobilité électrique.
Financement de la recherche
Commençons par examiner les budgets consacrés à la recherche dans plusieurs pays européens comparés à celui du Maroc. Ce panorama permet de mieux positionner l’effort national au regard des standards internationaux, qu’il s’agisse de pays modèles ou de partenaires stratégiques.
La comparaison internationale montre que les budgets alloués à la recherche et développement au Maroc restent en deçà des standards observés à l’international. Il est aussi intéressant d’analyser l’environnement et certaines institutions de recherche actives dans le domaine des technologies propres et de la transition énergétique en Europe:
Et également au niveau continental:
Les membres fondateurs d’IRESEN et le ministère de tutelle, avaient opté de structurer IRESEN selon un modèle hybride : combinant une agence de moyens, dotée d’un conseil scientifique indépendant, et des centres de recherche appliquée. Ce modèle s’inspire directement de l’approche développée par l’Agence PT Jülich ainsi que par le centre de recherche Forschungszentrum Jülich, en Allemagne. Le budget initial d’IRESEN, notamment les 25 millions de dirhams alloués annuellement par le Fonds de Développement Énergétique pendant 10 ans, prévoyait que plus de 85 % de ce montant soient consacrés au financement de projets portés par les universités marocaines. Le reste servait à développer des plateformes technologiques mutualisées, accessibles à l’ensemble des acteurs académiques et industriels. Dans le graphique ci-dessous, les budgets d’IRESEN en 2019 ont été normalisés en excluant les crédits alloués aux appels à projets et à l’investissement dans la plateforme Green & Smart Building Park.
Il en ressort que le budget demeure très inférieur à ceux des grands centres de recherche européens. Pour autant, même les centres internationaux les mieux établis dépendent encore largement du financement public, à hauteur de 50 à 70 % (en combinant subventions directes et commandes publiques). Par ailleurs, ces mêmes centres allouent entre 55 % et 60 % de leur budget total au capital humain, confirmant l’importance stratégique de l’investissement dans les ressources humaines. Avec des moyens très limités, IRESEN est parvenu à accomplir des réalisations remarquables, démontrant une agilité et une efficacité rares dans un contexte budgétaire contraint.
La comparaison : FRAUNHOFER 10 ans après sa création
En 1959, Fraunhofer ne comptait que 138 chercheurs, répartis dans 9 petits centres. Ceux-ci couvraient des thématiques comme la physique des matériaux, l’ingénierie radio, les métaux légers, la recherche nucléaire appliquée ou encore les technologies de mesure.
L’impact économique restait marginal et l’infrastructure très fragmentée. Peu d’incubation, un budget d’environ 3,6 millions de Deutsche Mark – soit environ 130 millions de MAD aujourd’hui.
Ce n’est que 30 ans plus tard que l’organisation a changé d’échelle, grâce à :
- Un mandat clair de l’État (1973) comme acteur central de la recherche appliquée,
- Un modèle de financement hybride : 1/3 fonds publics, 2/3 contrats industriels,
- Une Patentstelle interne (structure juridique et technique) chargée de la protection des inventions, de la rédaction et du dépôt de brevets, de la négociation de licences et de l’analyse stratégique de portefeuilles. Elle a joué un rôle central dans la transformation des résultats scientifiques en actifs industriels valorisables,
- Une expansion ciblée proche des industries et des universités techniques, favorisant les transferts de technologie.
Aujourd’hui, FRAUNHOFER c’est :
- 74 instituts,
- 30 000 chercheurs,
- 1,5 brevet par jour,
- un budget de plus de 3 milliards d’euros dont 1 milliard en subventions publiques (90 % État fédéral, 10 % Länder).
Situation au Maroc : un maillon critique entre TRL 5 à 9
Nous avons beaucoup investi dans les TRL 1 à 3 (recherche fondamentale), même si les financements restent ponctuels et peu structurés.
Les TRL 4 à 5 (validation technologique) sont partiellement couverts par le CNRST et étaient couverts par les appels à projets d’IRESEN. Le ministère en charge de l’industrie a lancé l’excellente initiative Tatwir R&D pour renforcer le soutien sur les TRL 5–6.
Mais à partir du TRL 6–7 (démonstration technologique) jusqu’à TRL 8–9 (industrialisation et mise sur le marché), le manque est profond :
- Absence de financements structurés,
- Absence d’un circuit de capital amorçage deeptech,
- Banques peu enclines à financer des projets greenfield.
Ce que fait l’Europe sur les TRL 7 à 9
Plusieurs instruments existent en Europe et financent la démonstration technologique et l’industrialisation ainsi qua la mise sur le marché. A titre d’exemple:
- TRL 7 : InnoEnergy et EIC Accelerator dans plusieurs européens, SPRIND en Allemagne..
- TRL 8–9 : fonds industriels et corporate VCs tels que BASF VC, EDF Pulse Ventures, Siemens Energy VC, Enel Innovation Hub, TotalEnergies Venture…
Une opportunité décisive dans les 10 prochaines années avec l’hydrogène vert
Nous avons une opportunité unique avec l’arrivée prochaine des projets industriels autour de l’hydrogène vert. Ces projets, portés par des consortiums privés visant principalement l’export vers l’Europe, permettront d’ouvrir des marchés importants dans plusieurs secteurs stratégiques :
- le solaire photovoltaïque, l’éolien, le dessalement, l’électrolyse, la synthèse de l’ammoniac, du méthanol ou l’acier vert, le transport et le stockage de gaz et de liquides dérivés.
Des projections réalistes annoncent entre 2 et 3 GW par an dès 2029, et jusqu’à 6 à 12 GW par an à partir de 2033. Cela représente une transformation industrielle majeure, avec :
- la création d’usines de fabrication de tours, pales, puis de nacelles,
- pour le solaire, la fabrication de cellules, de modules, voire à terme de silicium,
- l’assemblage d’électrolyseurs, puis à long terme la fabrication des stacks,
- ainsi que la production d’équipements connexes : postes électriques MT/HT, pompes, convertisseurs…
Si l’on considère qu’au moins 10 consortiums développent chacun 1 GW, puis 10 autres à 10 GW à partir de 2033, à raison de 25 à 30 milliards de dirhams par GW, cela représente plus de 2 800 milliards de dirhams d’investissement potentiel. Une opportunité industrielle historique, qui doit être articulée avec la montée en puissance de l’écosystème national de R&D appliquée.
L’essor de l’industrie lourde en Allemagne (chimie, automobile, machines-outils) avait d’ailleurs largement contribué à la montée en puissance de Fraunhofer.
Un bon timing… mais il ne faut pas rater le coche. Les Recommandations clés pour le Maroc seraient de :
- Renforcer les budgets de recherche et les rendre prévisibles,
- Créer une structure nationale de valorisation des brevets inspirée de la Patentstelle de Fraunhofer (veille, dépôt, licensing, accompagnement stratégique),
- Mettre en place une structure d’amorçage deeptech, cofinancée par le Fonds Mohammed VI pour l’Investissement, dédiée aux projets à forte intensité technologique entre TRL 5 et 7,
- Encourager l’émergence de fonds VC industriels ou institutionnels marocains, accompagnés par des incitations fiscales,
- Stimuler la création de SATT marocaines (structures de maturation technologique),
- Et surtout : garantir une mise en œuvre rapide et coordonnée. (chaque année de décalage peut être fatale à une start-up industrielle technologique)
Nous avons aujourd’hui les bons centres, les bons chercheurs, et des premiers résultats solides. Il est temps de consolider, d’accélérer et d’investir, car, comme dans le football, ce sont les mieux structurés et préparés qui deviennent des champions.
