
À travers l’Afrique aujourd’hui, une tragédie silencieuse se joue chaque jour. Ce n’est ni la rareté des ressources, ni un manque d’ambition qui nous freine. C’est un échec plus profond et corrosif : ne pas croire pleinement en nous-mêmes — faire confiance à ce que l’Afrique peut produire, investir dans ce que les Africains peuvent créer, et commercer avant tout entre nous.
Les preuves sont frappantes sur tout le continent.
Par exemple, l’Angola importe chaque année pour 500 millions de dollars de viande de bœuf, alors que la Namibie — voisine — produit du bœuf aux normes européennes à moindre coût.
Le Malawi achète pour 48 millions de dollars de maïs chaque année, tandis que la Tanzanie, à quelques centaines de kilomètres, exporte du maïs à presque moitié moins cher.
La Zambie importe 360 millions de litres de carburant par an, alors que l’Angola en offre jusqu’à 40 % moins cher.
Ce ne sont pas des inefficiences isolées, mais les symptômes d’un échec systémique — qui traverse nos communautés économiques régionales (CER).
C’est un échec de coordination, d’infrastructures, de volonté politique et, surtout, de confiance.
Chaque année, rien que dans l’Afrique australe, ce sont environ 32 milliards de dollars de commerce intra-africain potentiel qui sont perdus à cause de ces dysfonctionnements.
Selon le rapport 2024 sur le commerce intra-africain de la Banque Africaine d’Import-Export, ce commerce intra-africain stagne autour de 15 % du volume total des échanges africains, contre plus de 60 % dans l’UE et près de 50 % en Asie. Ce schéma persiste dans toute l’Afrique de l’Ouest, Centrale, de l’Est et du Nord.
Nous avons les ressources. Nous avons les marchés. Nous avons la démographie. Pourtant, nous restons piégés dans une logique d’importer ce que nous possédons déjà.
Le coût de cet échec est profond : emplois manqués pour notre jeunesse, prix alimentaires et énergétiques gonflés pour nos familles, réserves de devises gaspillées, vulnérabilité accrue aux chocs mondiaux.
Dans un contexte mondial fragmenté — chaînes d’approvisionnement redessinées, conditions financières resserrées, risques climatiques croissants — le modèle de dépendance de l’Afrique devient de plus en plus intenable.
Le contexte macroéconomique africain est aujourd’hui précaire mais pas désespéré. Selon les Perspectives économiques mondiales du FMI d’avril 2025, la croissance du PIB continental a ralenti à 3,2 % en 2024, contre 3,8 % l’année précédente.
L’avenir est encore à saisir. Mais il ne sera pas donné. Il doit être construit — par les Africains, pour les Africains, avec des partenaires qui respectent notre capacité d’agir et partagent notre ambition.
La dette publique reste élevée, autour de 60 % du PIB en Afrique subsaharienne. L’inflation, bien que modérée, atteint encore 12,5 % en moyenne. L’Afrique paie les primes de risque les plus élevées au monde pour accéder aux marchés financiers, dépensant cinq fois plus en service de la dette que ce que lui permettraient les financements concessionnels.
Mais ces indicateurs macroéconomiques ne racontent qu’une partie de l’histoire. Le vrai défi est plus profond : un espace économique fragmenté, des chaînes de valeur régionales sous-développées, un déficit structurel de financement des infrastructures estimé par la Banque africaine de développement (BAD) entre 68 et 108 milliards de dollars par an.
Si nous ne réglons pas ces problèmes de fond, aucun financement externe ne pourra durablement changer notre trajectoire.
Pourtant, des lueurs d’espoir apparaissent déjà. Dans les CER, un élan significatif se dessine. En CEDEAO, la diversification énergétique du Nigeria, la stabilisation fiscale du Ghana et le développement de l’agrobusiness en Côte d’Ivoire se distinguent.
Dans la Communauté d’Afrique de l’Est, le leadership du Kenya dans la finance digitale et les gains de productivité agricole en Tanzanie transforment les marchés locaux.
Au COMESA, l’innovation technologique au Rwanda et le développement des parcs industriels en Éthiopie signalent une dynamique industrielle.
Dans l’Union du Maghreb arabe, la capacité en énergies renouvelables de l’Égypte et la croissance manufacturière du Maroc font figure de références continentales.
Pendant ce temps, les corridors d’infrastructures et projets d’énergie verte de la SADC redéfinissent la connectivité commerciale. En CEEAC, les investissements dans l’agriculture transfrontalière et la logistique renforcent la sécurité alimentaire.
Ces exemples ne sont pas isolés : ils révèlent une ambition continentale plus large — l’Afrique détient déjà les solutions qu’elle cherche à l’extérieur, à condition de les mobiliser en interne.
Ces réalités font écho aux aspirations inscrites dans l’Agenda 2063 de l’UA — construire « une Afrique intégrée, prospère et pacifique, portée par ses citoyens et représentant une force dynamique sur la scène mondiale ».
Comme nous le rappelait avec force Kwame Nkrumah, l’un des pères fondateurs de l’Afrique : « Il est clair que nous devons trouver une solution africaine à nos problèmes, et que cela ne peut se trouver que dans l’unité africaine ».
Les accords commerciaux ne suffiront pas à créer cette unité. La connectivité ne se construit pas sur le papier. La confiance ne s’impose pas par la loi.
Elle exige des investissements. Elle exige une coordination. Elle exige des institutions non seulement compétentes techniquement, mais politiquement engagées dans le développement souverain, durable et inclusif de l’Afrique.
L’Afrique a besoin d’institutions adaptées — capables d’augmenter significativement les financements pour combler les lacunes en infrastructures, de piloter la préparation des projets régionaux, et de soutenir la croissance du secteur privé, en particulier les PME et les entreprises dirigées par des jeunes.
Nous ne pouvons plus nous permettre que des institutions multilatérales restent figées dans des modèles opérationnels du XXe siècle, tandis que nos réalités évoluent au XXIe siècle. Nous ne pouvons pas tolérer des délais de réalisation mesurés en années alors que les pressions démographiques et climatiques s’accélèrent chaque jour.
La BAD doit être à la tête de cette transformation. Elle ne doit pas simplement prêter davantage — elle doit prêter plus intelligemment. Elle ne doit pas seulement catalyser les financements — mais encourager la création de valeur locale. Elle ne doit pas uniquement s’aligner sur les priorités climatiques mondiales — mais défendre les priorités climatiques africaines : adaptation, résilience et transitions énergétiques justes qui créent des emplois et dignité.
La relance de l’Afrique n’est pas une histoire d’initiatives isolées — c’est l’émergence d’une ambition continentale fondée sur la résilience, l’innovation et une appropriation croissante.
De la diversification énergétique en Afrique de l’Ouest au leadership en finance digitale en Afrique de l’Est, des pôles industriels en Afrique du Nord au développement d’infrastructures régionales en Afrique australe, les économies africaines posent les bases d’une croissance durable.
Les pays qui entreprennent des réformes audacieuses et investissent dans la jeunesse et les économies résilientes au climat méritent un partenaire multilatéral qui n’attend pas des conditions parfaites, mais travaille à leurs côtés pour consolider les progrès — avec rapidité, prévisibilité et respect des systèmes nationaux.
La Banque africaine de développement doit être à la hauteur de cette exigence, avec une ambition institutionnelle, un déploiement rapide de capitaux et une gestion opérationnelle décentralisée.
Elle doit comprendre qu’une Afrique prospère et intégrée est cruciale non seulement pour la stabilité continentale, mais aussi pour la résilience économique mondiale.
Les défis africains — chômage des jeunes, fragilité, transition énergétique, chocs climatiques — ne s’arrêtent pas à ses frontières.
La migration irrégulière vers l’Europe, estimée à plus de 150 000 arrivées annuelles fin 2024, reflète un désespoir croissant alimenté par des occasions manquées de développement sur place.
Le coût économique de la gestion de cette migration irrégulière en Méditerranée a dépassé 11 milliards d’euros pour les pays de l’UE entre 2015 et 2024.
Inversement, bâtir des économies africaines résilientes profite au monde entier : élargissement des marchés, diversification des chaînes d’approvisionnement globales, stabilisation des points chauds géopolitiques.
Les pays membres non régionaux de la BAD — tels que les États-Unis, la Chine, le Japon, l’UE, le Canada et la Corée du Sud — en ont conscience et orientent de plus en plus leur engagement africain vers une prospérité mutuelle plutôt que de l’aide.
Une BAD renforcée, sous une direction visionnaire, servirait non seulement ses actionnaires africains mais aussi non africains — en créant des économies investissables et en croissance qui réduisent les risques systémiques.
Une Banque africaine de développement (BAD) plus forte, sous une direction visionnaire, servirait non seulement ses actionnaires africains, mais également ses actionnaires non africains — en créant des économies en croissance, prêtes à l’investissement, qui réduisent les risques systémiques.
Le développement n’est pas une œuvre de charité. C’est un investissement rationnel dans la sécurité mondiale et la prospérité partagée. Et il doit être traité avec le sérieux qu’il mérite.
La transformation de l’Afrique ne sera ni financée ni exécutée de l’extérieur. Elle doit être portée de l’intérieur. Les institutions comme la BAD doivent être évaluées selon leur proximité avec les priorités africaines, leur agilité dans l’exécution, et leur crédibilité auprès des citoyens africains — pas seulement selon les agences de notation ou les bailleurs de fonds.
C’est cette vision à laquelle je m’engage : un continent où l’Afrique commerce d’abord avec l’Afrique ; un continent où la jeunesse ne migre plus pour survivre, mais innove pour prospérer ; un continent où les corridors d’infrastructures ouvrent des perspectives, plutôt qu’ils ne servent à extraire des ressources ; un continent où les banques de développement sont au service des peuples — et non l’inverse.
Les enjeux n’ont jamais été aussi cruciaux.
Selon le Rapport 2024 sur l’investissement dans le monde de la CNUCED, la part de l’Afrique dans les investissements directs étrangers mondiaux reste obstinément inférieure à 5 %. Parallèlement, le déficit de financement nécessaire à la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) en Afrique a dépassé les 200 milliards de dollars par an.
Si nous n’agissons pas de manière décisive — si nous ne levons pas les blocages du commerce intra-africain, si nous ne comblons pas le déficit d’infrastructures et ne libérons pas les marchés régionaux —, l’Afrique risque de manquer le dividende démographique qui pourrait faire du XXIe siècle le siècle africain.
L’avenir nous appartient encore. Mais il ne nous sera pas donné. Il doit être construit — par des Africains, pour des Africains, avec des partenaires qui respectent notre souveraineté et partagent notre ambition.
L’Afrique doit cesser d’acheter ce qu’elle possède déjà. Elle doit commencer à croire en ce qu’elle est déjà. Le moment d’agir, c’est maintenant.
• Dr Sidi Ould Tah est candidat à la présidence de la Banque africaine de développement. L’élection est prévue pour mai 2025. (Source : businesslive)
