
Par Omar Bakkou, économiste spécialisé en politique de changes,
La réglementation des changes régissant les opérations d’investissement à l’étranger a pour objet de mettre en place un cadre partiellement libéral pour la réalisation de ces opérations.
Ce cadre s’articule pour rappel autour de deux volets : la définition des opérations d’investissement à l’étranger librement réalisables et la fixation des conditions de réalisation de ces opérations.
Ces éléments, présentés de manière détaillée dans l’avant dernier entretien, soulèvent toutefois quelques questionnements concernant leur pertinence.
Ces questionnements ont été adressés partiellement lors du précédent entretien ,et ce, à travers l’analyse de la pertinence du premier volet du corpus règlementaire précité, à savoir la définition des opérations d’investissement à l’étranger librement réalisables.
S’agissant du second volet, il fera l’objet du présent entretien.
Pourriez-vous nous livrer votre avis concernant les conditions établies par la règlementation des changes en matière de conditions de réalisation des opérations d’investissement à l’étranger ?
Les conditions de réalisation des opérations d’investissement à l’étranger fixées par la règlementation des changes comprennent les éléments suivants :
-L’obligation de paiement des opérations d’investissement à l’étranger dans la limite de montants bien déterminés ;
-L’obligation d’exécution des paiements relatifs aux opérations précitées à travers les banques ;
-L’obligation d’accomplissement de certaines formalités par les personnes concernées par lesdites opérations auprès des banques ;
– L’obligation d’accomplissement de certaines formalités par les banques pour le compte de l’Office des Changes.
Ces conditions soulèvent plusieurs remarques de fond quant à leurs pertinences économiques.
Ces remarques concernent essentiellement la première et la troisième condition.
La première condition concerne l’obligation relative au fait que le montant pouvant être investi à l’étranger ne doit pas dépasser un certain seuil fixé par la règlementation des changes. Quelles sont vos remarques à ce sujet ?
En vertu de l’article 170 de l’Instruction Générale des Opérations de Change-24(l’IGOC-24), le montant autorisé par personne morale résidente au titre des opérations d’investissement à l’étranger s’élève à 200 millions de dirhams par année civile.
Ce plafond ne s’applique pas aux opérations d’investissement à l’étranger effectuées par les entreprises innovantes en nouvelles technologies, répertoriées auprès de l’Agence de Développement du Digital, disposant d’un engagement ferme de financement auprès de bailleurs de fonds étrangers.
Ce système de plafonnement des opérations d’investissement à l’étranger me paraît impertinent, et ce, en raison de la nature économique desdites opérations.
En effet, les opérations d’investissement à l’étranger sont par essence de faible fréquence et portent généralement sur des montants unitaires importants.
Cette caractéristique a pour corollaire que ces opérations ne peuvent pas être régulées quantitativement à travers un système de plafonnement.
Les opérations d’investissement à l’étranger ne peuvent pas être régulées quantitativement de manière appropriée à travers un système de plafonnement. Que proposez-vous alors pour remédier à « ce biais régulatoire » ?
Deux options me semblent pertinentes pour réguler de manière appropriée les investissements à l’étranger des résidents.
La première option est de procéder au déplafonnement des opérations d’investissement à l’étranger.
Quant à la seconde option, elle consistera à procéder au changement du mode de régulation de ces opérations.
Déplafonnement des opérations d’investissement à l’étranger, cela signifie que les résidents peuvent investir librement à l’étranger sans aucune limite. Est-ce que cela ne risque-t-il pas d’avoir un impact sur les réserves de change du Maroc ?
Non, de mon point de vue le déplafonnement des opérations d’investissement à l’étranger n’aura aucun impact significatif sur les avoirs de réserve du Maroc, car ces opérations constituent par essence des phénomènes minoritaires.
Qu’est-ce que vous entendez par « phénomènes minoritaires » ?
J’entends par cela que les opérations d’investissement à l’étranger portent dans tous les pays du monde sur de faibles montants comparativement aux autres opérations internationales, notamment celles relatives aux biens et services.
Cette spécificité des opérations d’investissement à l’étranger est encore plus marquée dans les pays ayant un niveau de développement proche de celui du Maroc, et ce, en raison de la faiblesse de l’investissement privé d’une manière générale particulièrement celui destiné à l’étranger.
Cette faiblesse de l’investissement à l’étranger est liée au faible degré d’internationalisation des entreprises privées dans ces pays, et ce, comme le confirment les statistiques internationales en la matière.
Ces statistiques font ressortir que les investissements à l’étranger se sont établis en moyenne durant les cinq dernières années à un niveau au-dessous de 2% du PIB aux USA et en France et à environ 0,5% en Turquie et en Egypte, soit un niveau proche de celui enregistré au Maroc durant les cinq dernières années.
Ces éléments plaident ainsi en faveur du déplafonnement du régime des investissements à l’étranger ou au moins du changement de son mode de régulation .
C’est assez intéressant comme faits stylisés, mais est-ce que cela obéit à une théorie bien établie ou est-ce que c’est juste une déduction que vous avez pu tirer à partir des chiffres ressortant des flux relatifs aux échanges économiques internationaux ?
Non cela obéit effectivement à une théorie qui s’appelle « the barber théory » qu’on pourrait traduire abusivement par « théorie des services de coiffure ».
Cette théorie , comme son nom l’indique, a pour objet de mettre l’accent sur la réalité économique suivante : certaines valeurs marchandes comme les services de coiffure ne font pas l’objet d’échanges sur le plan international. Alors que d’autres valeurs marchandes sont potentiellement échangeables sur le plan international, tel est le cas des marchandises, etc.
Cette segmentation des valeurs marchandes aboutit en définitive à une classification de ces valeurs en trois principales catégories.
La première catégorie de valeurs marchandes consiste dans les produits non échangeables sur le plan international, tels les micro-services (comme la coiffure), l’éducation primaire, le logement principal, etc.
Ces produits ne peuvent pas faire l’objet d’échanges internationaux en raison de facteurs naturels purs : une personne physique résidente dans un pays donné , c’est à dire ayant un centre d’intérêt économique dans ce pays ( soit une occupation professionnelle par exemple) ne peut pas scolariser ces petits enfants dans un autre pays ou habiter dans un autre pays (acheter ou louer un logement principal dans cet autre pays).
S’agissant de la seconde catégorie de valeurs marchandes, elle consiste dans les produits échangeables sur le plan international, telles les marchandises particulièrement celles les moins pondéreuses( celles dont le rapport valeur / poids est élevé).
Ceci est attesté par les statistiques sur les échanges économiques internationaux qui montrent que les marchandises représentent environ 70% des flux économiques mondiaux.
Quant à la troisième catégorie, elle consiste dans les valeurs semi -échangeables sur le plan international, tels les services relatifs aux voyages à l’étranger par exemple , ainsi que les échanges de valeurs financières, c’est- à dire les investissements internationaux .
Cela est étayée par les données statistiques internationales relatives aux dépenses au titre de ces catégories de valeurs.
Vous dites ci-dessus qu’à défaut de déplafonnement des opérations d’investissement à l’étranger, ces opérations peuvent être réglementées à travers un mode de régulation plus pertinent que celui adopté actuellement. Pourriez-vous nous expliquer comment ?
Le mode de régulation actuel est fondé sur un système de plafonnement uniforme : toutes les entreprises ayant une durée de vie minimale peuvent investir à l’étranger dans la limite d’un montant déterminé uniforme.
Ce mode de régulation me paraît inapproprié.
En effet, comme je l’ai souligné ci-dessus, les investissements à l’étranger constituent un « phénomène élitiste » : ils portent sur un nombre d’opérations peu importantes en ce qui concerne leur nombre mais très importantes quant à la valeur unitaire de chaque opération.
Cette caractéristique de ces opérations plaide en faveur de l’adoption d’un mode de régulation mieux adaptée à la nature desdites opérations.
En effet, au lieu du régime actuel dans lequel toutes les entreprises bénéficient d’un cadre libéral tronqué (plafond de 200 millions de dirhams par an), vaut mieux adopter un régime dans lequel certains entreprises remplissant des critères bien définis bénéficieront d’un cadre libéral non tronqué( déplafonné).
Ces nouveaux critères d’éligibilité au cadre libéral relatif aux investissements à l’étranger doivent notamment favoriser les aspects relatifs la qualité de la gouvernance des entreprises .
Cette approche pourra aboutir à la mise en place d’un cadre libéral en faveur des entreprises suivantes : les sociétés cotées en bourse, les entreprises catégorisées par la Direction Générale des Impôts ou par l’Administration des Douanes et Impôts Indirects , les entreprises bénéficiant du Statut « Casa Finance City », les entreprises exportatrices de marchandises dans la limite de leurs recettes d’exportation, les entreprises exportatrices de services nécessitant un déploiement à l’étranger dans la limite de leurs contrats à l’exportation , etc.