La cryptomonnaie, machine à blanchir le cash des narcotrafiquants
Une enquête illustre la place prise par les cryptomonnaies dans le blanchiment de l’argent de la drogue. Ouverte en 2021 à Paris, à la suite du démantèlement de la messagerie cryptée prisée des criminels «SkyECC», elle est «à la fois énorme et représentative», explique à l’AFP Magali Caillat, sous-directrice chargée de la lutte contre la criminalité financière à la police judiciaire.
Dans ce dossier, les enquêteurs de l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) soupçonnent «Dark Bank», un citoyen américain de 41 ans, d’être un courtier, ou «broker» en anglais. L’homme est accusé d’avoir, d’un côté, transformé en cryptoactifs le cash des narcotrafiquants de plusieurs pays recueilli via des collecteurs qui récupéraient les billets de 10, 20 ou 50 euros au pied des points de deal. Et de l’autre, de convertir en espèces des cryptoactifs obtenus par des hackeurs, en majorité russophones, après des attaques cyber, détaillent à l’AFP Eric Serfass, chef de la Junalco (Juridiction de lutte contre la criminalité organisée) et Johanna Brousse, cheffe de la section cybercriminalité de la Junalco.
«Bien établi» aux Émirats arabes unis, il avait accès à ces deux types de criminels, nombreux à se réfugier là-bas, ajoutent les magistrats. Les sommes en jeu sont colossales: des messages retrouvés suggèrent qu’au moins un milliard d’euros a été blanchi par des cryptomonnaies et l’enquête en France a établi que 300 millions de dollars ont été blanchis en 18 mois.
Post-it et vieilles photos
Les cryptomonnaies ne sont plus une «monnaie de niche» chez les criminels, poursuit Magali Caillat. «Aujourd’hui, on en retrouve même chez des objectifs intermédiaires, plus seulement chez les big boss». Sur le terrain, les enquêteurs habitués à trouver des espèces dissimulées dans des murs ou des placards tombent désormais sur les signes d’une activité crypto: une «seed-phrase», suite de mots clés permettant de récupérer son «wallet» (portefeuille de crypto), inscrite sur un post-it caché derrière un frigo. Ou, dans une autre affaire, au dos d’une photo de la mère décédée d’un mis en cause. Le phénomène monte en puissance depuis la crise sanitaire liée au Covid.
Pour les narcotrafiquants ayant besoin de faire rentrer dans l’économie légale des masses de billets, les cryptoactifs possèdent de sérieux atouts: «facilité et rapidité de la transaction pour d’importants montants et avec une anonymisation complète», liste le capitaine Olivier Fribourg, chef de la section de la preuve numérique, à la sous-direction de lutte contre la criminalité financière (SDLCF).
L’enlèvement la semaine dernière de David Balland, cofondateur de Ledger, spécialisée dans la sécurisation des cryptoactifs, et de sa compagne, contre une demande d’une importante rançon en cryptomonnaie, témoigne de l’attrait de ces actifs sur les malfaiteurs.
Traces permanentes
Le système a cependant des faiblesses: la «crypto va toujours laisser des traces, même une fois partie entre d’autres mains», explique Magali Caillat. «Tout ce qui est fait en crypto est en open source et traçable», poursuit le capitaine Fribourg, «donc, même si on ne récupère pas les fonds, on peut, à partir du wallet d’un mis en cause, faire une démonstration de blanchiment».
Encore faut-il être en mesure de mettre la main sur ces traces d’activité cryptos. Magali Caillat insiste sur l’importance de former les policiers de terrain à la détection, comme c’est le cas depuis «un à deux ans». Ils «doivent pouvoir reconnaître une « seed phrase » inscrite sur un bout de papier», détaille-t-elle. Ou «identifier sur le téléphone d’un gardé à vue l’application montrant qu’il détient un wallet». Ensuite, pour remonter ces circuits, les policiers spécialisés ont «besoin d’être accompagnés par des outils juridiques et budgétaires», notamment pour «doter les services de logiciels» coûteux, poursuit la policière.
Les magistrats doivent aussi intégrer la place prise par ces nouveaux actifs, note Johanna Brousse. Aujourd’hui, les narcotrafiquants sont «largement digitalisés» et les magistrats n’ont pas toujours le réflexe «d’envoyer des réquisitions» à toutes les plateformes d’échanges de cryptos, comme Binance ou Coinbase, pour «voir si ces trafiquants ont des cryptomonnaies». Les plateformes doivent avoir «des obligations clairement contrôlées de KYC (Know your customer) et se sentir obligées, comme d’autres banques, de vérifier l’honorabilité de leurs clients», explique le magistrat Eric Serfass
(afp/er)