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ANALYSE: Changements climatiques et eau agricole au Maroc

  • Meriem HOUZIR
  • Experte en Développement Durable

Les changements climatiques exercent une pression croissante sur les ressources en eau disponibles pour l’agriculture. Quels impacts sur l’agriculture dans notre pays?

L’agriculture marocaine devra faire face à de nombreux défis, comme la raréfaction de l’eau en premier lieu. En effet, les évolutions climatiques et les projections pour le Maroc mettent en évidence une hausse des températures et une baisse des précipitations qui se traduisent par une progression vers le Nord des climats de type aride et semi-aride. L’augmentation des températures et ses conséquences sur la hausse de l’évapotranspiration combinée à la baisse des précipitations vont accroître la pression sur les ressources en eau.

Les projections des modèles hydrologiques placent ainsi le Maroc comme point chaud en termes de stress hydrique. Un réchauffement de 2°C, par rapport à la période 1980-2010, entrainerait une baisse des débits de 30% à l’horizon 2050 et une hausse de la fréquence des jours de sécheresse de 50% d’ici la fin du siècle. Les projections régionales confirment ces évolutions avec des projections de baisse des ruissellements de 30 à 40% dans la moitié Nord du pays à l’horizon 2050. Cette baisse des ruissellements va se traduire par une diminution des disponibilités en ressources superficielles et souterraines, alors que dans certaines zones, les bilans des nappes sont déjà déficitaires.

L’impact du changement climatique risque d’être particulièrement important pour le secteur agricole au Maroc en raison de l’importance de ce secteur pour l’économie qui accroît sa sensibilité au changement climatique, et de ses faibles capacités d’adaptation. La sensibilité du secteur au changement climatique est aussi liée à l’importance des superficies dépendantes des précipitations et à l’importance des ressources en eau allouées au secteur agricole

La sensibilité au changement climatique qui représente le degré avec lequel le secteur agricole va être affecté dépend de plusieurs éléments. L’importance de l’agriculture pluviale (95% de la superficie agricole totale) et des prélèvements d’eau à destination des activités agricoles (87% des prélèvements totaux) sont déterminants pour l’évolution de la productivité. La productivité agricole des cultures pluviales, notamment les céréales, pourrait baisser de 30%. La sensibilité prend aussi en compte l’importance économique du secteur agricole qui est considérée comme très élevée au Maroc par rapport à d’autres pays du Maghreb tant en termes de PIB (17%) que d’emploi (près de 45%).  

Le renforcement des capacités d’adaptation apparaît ainsi déterminant, en particulier, concernant les cultures pluviales pour faire face à la diminution des ressources en eau et aux évolutions des aires favorables à la culture des céréales. Les techniques de conservation des sols et de préservation de la fertilité (semis sous couvert végétal par exemple, agroforesterie, agroécologie) pourraient voir leur intérêt accru dans ce contexte.

La remontée des aires de culture favorables aux cultures des céréales vers les zones de montagne montrent l’intérêt de l’agroforesterie pour lutter contre l’érosion des sols. La diversification des cultures, la sélection de variétés adaptées et le développement de pratiques agro-écologiques pourraient aussi réduire les risques des impacts négatifs du changement climatique. Les cultures irriguées, moins impactées directement par le changement climatique, pourraient, cependant, voir leurs rendements ou productions baisser en cas de restrictions à l’irrigation imposées par des pénuries. Les capacités d’adaptation de l’agriculture irriguée, notamment l’amélioration de l’efficience de l’usage de la ressource en eau, apparaissent donc aussi cruciales. En outre, les capacités d’adaptation sont à la fois techniques (pratiques de cultures, variétés…) et économiques. Une meilleure valorisation des productions agricoles (amélioration de la commercialisation par l’intégration des producteurs dans des circuits courts ou une meilleure information sur les prix par exemple) pourrait ainsi améliorer les capacités d’adaptation.

« Le secteur agricole utilise principalement des énergies fossiles (gasoil et essence) couvrant 57% des besoins, le butane et le propane 28%. L’électricité, quant à elle, ne représente que 15% des besoins énergétiques de l’agriculture »

Quant à la vulnérabilité des exploitations agricoles, elle dépend de la sensibilité et des capacités d’adaptation. Les petites exploitations familiales dépendant essentiellement des cultures pluviales (céréales, légumineuses) dans les zones où l’aire favorable aux céréales va se réduire risquent d’être les plus impactées avec des conséquences sur la migration des jeunes. Ainsi, les interdépendances entre les secteurs ou entre exploitations agricoles pour l’usage des ressources en eau montrent l’importance de la prise en compte des territoires et des jeux d’acteurs dans ces territoires dans la réflexion sur les capacités d’adaptation.

Par ailleurs, les évolutions climatiques accentuent l’impact des différences d’accès aux ressources en eau qui résultent de nombreux autres facteurs (politique d’irrigation, soutien aux filières…). Les priorités accordées à l’irrigation des agrumes dans les périmètres de grande hydraulique contribuent à réduire la vulnérabilité au changement climatique de certaines exploitations en priorité. L’augmentation des superficies plantées en agrumes, et donc de la demande en eau rigide, réduit ainsi les marges d’ajustement pour les autres spéculations.

Le système agricole est pointé pour son modèle de gestion non respectueux de l’environnement. Qu’en pensez-vous ?

Les pratiques adoptées par le secteur de l’agriculture à haute valeur ajoutée ont souvent des impacts négatifs sur l’environnement et les ressources naturelles. Cela est susceptible de porter préjudice à la durabilité du système alimentaire dans son ensemble.

L’agriculture génère deux grandes catégories de déchets organiques (déchets des cultures de fruits et légumes produits sous serre, déchets issus de la transformation des produits agricoles…) et des déchets inorganiques (de différentes types dont notamment les films plastiques agricoles usagés, les déchets de tuyauterie des équipements d’irrigation, les emballages vides des produits phytosanitaires VP P), les emballages vides des produits fertilisants VP ), etc.

Concernant l’impact sur les ressources en eau, l’irrigation est un facteur important de développement, de modernisation et d’augmentation de la productivité agricole au Maroc. C’est ainsi que le Maroc, à travers notamment la mise en place des ouvrages de mobilisation des ressources en eau, les aménagements hydro agricoles et l’organisation des usagers, est l’un des pays qui dispose d’une grande expérience en matière de gestion de l’eau dans la région. On estime que l’agriculture irriguée utilise actuellement plus de 85% des ressources en eau du Maroc.

Toutefois, le secteur de l’agriculture est confronté à deux principales difficultés : des pénuries d’eau croissantes accentuées par les sécheresses récurrentes et les faibles apports pluviométriques, avec une concurrence croissante des autres usages, notamment domestique, industriel et touristique.

Quant à l’industrie agroalimentaire, elle consomme environ 2 Mm d’eau soit 2.1 fois le total consommé par les autres branches industrielles. Les opérations de nettoyage et de conditionnement sont les plus consommatrices d’eau. Sur le plan qualitatif, les ressources en eau sont soumises à divers types de pollution, notamment la pollution diffuse d’origine agricole et agro-industrielle.

En outre, l’agriculture est responsable d’environ un tiers des émissions des gaz à effet de serre alors qu’en termes de consommation énergétique, l’intensité de l’agriculture est assez proche de celle de l’industrie, en partie due aux consommations liées à l’irrigation. Le secteur agricole utilise principalement des énergies fossiles (gasoil et essence) couvrant 57% des besoins, le butane et le propane 28%. L’électricité quant à elle ne représente que 15% des besoins énergétiques de l’agriculture.

Enfin, force est de constater que l’intensification et la modernisation de l’agriculture à haute valeur ajoutée s’accompagnent d’une utilisation croissante d’engrais et des pesticides. Plus de 50% de la consommation nationale d’engrais revient aux zones irriguées qui représentent cependant moins de de la superficie totale cultivée. Cela permet d’expliquer l’exposition de ces zones aux pollutions. Les cultures les plus consommatrices d’engrais sont les cultures maraîchères, les fruits et légumes, l’arboriculture fruitière et les cultures industrielles les céréales consomment aussi un tonnage important à cause de l’importance des superficies emblavées. Les manifestations qui résultent des pratiques non rationnelles d’utilisation des engrais, notamment azotés et phosphatés, sont la pollution nitrique des eaux souterraines et l’eutrophisation des eaux de surface.

Les impacts environnementaux et sanitaires résultent également de l’utilisation des pesticides. Certains produits se caractérisent par leurs spectres de toxicité très étendus, leur bioaccumulation et leur persistance dans les différents milieux naturels sous leur forme originale ou sous forme de résidus (sols, eaux, etc.) et par leur transfert à travers les chaînes alimentaires. Les études dans ce domaine au Maroc sont très fragmentaires. En somme, les impacts majeurs des pesticides sont la dégradation de la qualité des eaux et des sols, la détérioration de la biodiversité et les risques sanitaires.

Néanmoins et selon certains experts, ces constats ne peuvent cependant conduire à la non utilisation de ces produits. Ils considèrent qu’il serait difficile, voire impossible, de garantir une sécurité alimentaire sans un usage de ces produits. Selon eux, même si l’agriculture biologique, non consommatrice d’engrais et de pesticides chimiques, peut constituer une niche économique de l’agriculture, sa généralisation, bien qu’elle soit écologiquement défendable, ne pourrait produire suffisamment en termes de volume. C’est un débat qui reste ouvert en nécessite des études approfondies et un véritable engagement de la part des décideurs politiques pour assurer une véritable transition écologique dans le secteur agricole.

Le gouvernement a entrepris des mesures d’adaptation face aux problématiques de l’eau, défi majeur pour l’agriculture. Comment évaluez-vous ces mesures ?

Pour atténuer les effets des changements climatiques, la stratégie agricole, et en parfaite cohérence avec la politique marocaine de lutte contre le changement climatique et la Stratégie Nationale de Développement Durable, a adopté les deux composantes clés à savoir l’adaptation aux changements climatiques et l’atténuation des effets des gaz à effet de serre. L’effort d’adaptation a porté principalement sur la maîtrise de l’eau d’irrigation tandis que l’effort d’atténuation a concerné notamment l’extension des plantations pour augmenter le potentiel de séquestration du carbone et réduire les émissions de gaz à effet de serre.

En effet, selon le Ministère de l’Agriculture, les efforts en terme d’atténuation concernent les plantations réalisées dans le cadre du pilier II et des contrats programmes des filières oléicole, agrumicole, phoenicicole et arboricole ont porté sur une superficie de près de 490 000 ha entre 2008 et 2019, en dépassement de l’objectif du Plan Maroc Vert de plantation de 12 millions d’arbres par an, et qui viennent ainsi renforcer de plus de 33% le potentiel de séquestration annuel de CO2 du total du verger agricole.

En termes d’adaptation, l’irrigation a été placée au centre des réformes transversales structurantes visant à faire face à la raréfaction des ressources en eau. Le Plan Maroc Vert a accordé une place de choix à la maîtrise et à la rationalisation de l’eau d’irrigation afin d’améliorer la production et la productivité agricole tout en garantissant une utilisation efficiente et durable des ressources hydriques dans un contexte marqué par les changements climatiques. Cette politique s’articule autour de trois programmes structurants d’irrigation.

Le Programme National d’Economie de l’Eau d’Irrigation (PNEEI) : qui visait à l’horizon 2020, le développement de l’irrigation localisée sur une superficie de 550 000ha, afin d’améliorer l’efficience de l’utilisation de l’eau d’irrigation en agriculture, ce qui permettra à terme d’économiser et de valoriser près de 1,4 milliard de m 3 d’eau. A fin 2019, près de 585 000 ha ont été équipés en goutte à goutte, en dépassement de l’objectif de 2020 qui était de 550 000 ha.

Le Programme d’Extension de l’Irrigation (PEI) : a pour objectif la création de nouveaux périmètres et le renforcement de l’irrigation des périmètres existants dominés par les barrages réalisés ou programmés sur une superficie de 130 000 ha, et ce pour remédier à une sous-valorisation de près de 1,2 milliard de m 3 d’eau mobilisée par les barrages destinés à l’irrigation. A fin 2019, près de 82.280 ha sont équipés ou en cours d’équipement dans le cadre de ce programme.

« Le Maroc, à travers notamment la mise en place des ouvrages de mobilisation des ressources en eau, les aménagements hydro agricoles et l’organisation des usagers, est l’un des pays qui disposent d’une grande expérience en matière de gestion de l’eau dans la région »

Le Programme du Partenariat Public-Privé (PPP) : dans le domaine de l’irrigation vise à améliorer les conditions techniques, économiques et financières de la gestion du service de l’eau d’irrigation dans les périmètres. Ce programme vise la préservation de la nappe par la mobilisation des eaux non conventionnelles à travers divers projets dont les projets de sauvegarde de l’irrigation et les projets de dessalement de l’eau de mer. A fin 2019, 4 projets de Partenariat Public Privé en irrigation ont été contractés dont deux projets de dessalement de l’eau de mer pour l’irrigation de Chtouka-Ait Baha (15 000 ha) et de Dakhla (5 000 ha).

Ces programmes d’irrigation lancés dans le cadre du Plan Maroc Vert ont permis, à fin 2019, d’aménager et moderniser près de 800 000 ha sous irrigation, soit environ 50% de la superficie irriguée au niveau national. L’investissement consenti a été de 36,1 milliards de DH au profit de 235 000 exploitations, ce qui a permis d’économiser et de valoriser annuellement plus de 2 milliards de m 3 d’eau d’irrigation dont 1,6 milliard de m 3 au titre des économies d’eau du PNEEI. La superficie irriguée en goutte à goutte est passée de 9% de la superficie sous irrigation en 2008 à 37% en 2019.

Toutefois, assurer la sécurité alimentaire, sécuriser les conditions de vie des populations rurales et réguler leurs migrations seront trois enjeux cruciaux de l’adaptation aux impacts des changements climatiques sur l’agriculture et les écosystèmes. Ces enjeux se posent en des termes concrets pour les décideurs : quels investissements choisir, quelles adaptations financer, et par quels mécanismes institutionnels appropriés ?

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