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Des économistes réagissent à Lahlimi

Ahmed Lahlimi Alami, Haut-Commissaire au Plan, a accordé dernièrement une interview à un site d’information marocain. Ayant l’effet d’une bombe médiatique, ces propos ont fait couler beaucoup de salives en ce mois sacré de jeûne.

Lahlimi s’est livré à un jeu de mots, se prêtant à l’exercice équilibriste, jonglant entre le conjoncturel et le structurel; le politiquement correct et l’économiquement incorrect.  Comment ?

D’une part, il s’attaque à la politique agricole du pays, étant à l’origine de cette inflation alimentaire. D’autre part, il nous dit qu’« il faut que l’on accepte que le développement de notre pays passe désormais par une augmentation des prix ». Allez comprendre !

Lahlimi ne s’est pas contenté d’analyser l’état actuel des choses, mais il s’est projeté dans un exercice prévisionniste de la météo économique : « L’insuffisance de l’offre locale va s’accélérer dans les prochaines années » pour reprendre ses propres termes. En lançant cette bombe à retardement psychologique, Monsieur le ministre ignore à quel point sa prédiction de malheur, sans fondement scientifique, pourrait influencer le moral et les comportements des Marocains.   

Passant à une autre question hautement sensible à la paix sociale du pays. Sur la question de l’indépendance de Bank Al Maghrib (BAM), Lahlimi dit la chose et son contraire. D’une part, il « ne conteste pas » l’indépendance de la banque centrale. D’autre part, il soutient que « ce n’est pas la bonne formule pour s’en sortir ». Sachant que l’article 13 du statut de BAM dispose que « dans l’exercice de ses missions, la Banque, en la personne du Wali de Bank al-Maghrib, du directeur général et des membres de son conseil, ne peut solliciter ou accepter d’instructions du Gouvernement ou de tiers ».

Et là, une grande question se pose : à quelle distance se positionne Lahlimi vis-à-vis des deux protagonistes, que sont Abdellatif Jouahri, wali de BAM, et le Chef du gouvernement ?

Au vu de l’importance du sujet et pour faire le tour de la question, Libre Entreprise a contacté trois économistes pour que notre lectorat soit bien informé. M.M

A vrai dire, je ne sais pas s’il est approprié de parler d’inflation. Pour les économistes, celle-ci désigne une hausse des prix générale et auto-entretenue. Or, la hausse très élevée des prix en janvier et février derniers a concerné les prix des produits alimentaires et pas les autres prix. La hausse des prix moyenne a été en février de 10.2% par rapport à février 2021. Cette hausse moyenne a été le résultat d’une hausse de 20.1% des produits alimentaires et de 3.6% pour les produits non alimentaires. Cette dernière hausse est donc modérée. Pour remédier à la hausse des prix en général, il faut se concentrer sur la hausse des prix des produits alimentaires. Il faut voir les causes de cette hausse et essayer dans la mesure du possible de les limiter.

Une grande partie de cette hausse s’explique par la hausse des prix des intrants de l’agriculture. Pour les intrants importés, les pouvoirs publics ne peuvent agir que sur les importations, chercher d’autres approvisionnements moins chers et encourager les importations et la concurrence des importateurs et exercer un contrôle administratif pour empêcher d’éventuels abus. Une partie de cette hausse des prix des importations s’explique par la hausse des frais de transport à la suite de la hausse des prix des hydrocarbures du fait de la guerre de Russie sur l’Ukraine. Ces prix étant revenus à la normale, cette cause s’est estompée. Mais, la hausse des produits alimentaires aujourd’hui est le résultat des importations faites l’an dernier. Une autre cause de cette forte hausse des prix des produits alimentaires est constituée par les conditions climatiques très défavorables en 2022.

Sur le chapitre de la hausse des taux d’intérêt décidée par la Banque centrale, d’ailleurs modérée, elle vise tout au plus à limiter les pertes des banques du fait qu’avec l’inflation limitée à 6.6% en 2022 a rendu les taux d’intérêt réels négatifs. Cette décision de la Banque centrale a aussi un objectif psychologique. C’est par cet effet psychologique que la Banque souhaite juguler l’inflation. Mais, pour l’essentiel, l’inflation a été importée en 2022 et les instruments monétaires n’y peuvent rien.

A-t-on une insuffisance structurelle de l’offre des produits agricoles ? Je ne le pense pas, à moins de considérer que l’insuffisance de la quantité d’eau disponible est appelée à durer éternellement. Je pense que nous disposons des moyens d’augmenter l’offre d’eau pour l’agriculture et d’améliorer la production agricole. Rien ne permet de dire que l’inflation est structurelle. Et quand bien même, la production nationale est insuffisante à couvrir nos besoins, comme c’est le cas pour beaucoup de produits comme les céréales, les graines oléagineuses… Cela ne se traduit pas par une inflation permanente de ces produits, puisque ces produits sont disponibles sur le marché mondial à des prix modérés. Évidemment, lorsqu’on a une crise politique comme la guerre en Ukraine, cela produit des hausses vertigineuses et cela nous impacte forcément.

Mohamed CHIGUER, Economiste et Écrivain

Les institutions partisanes !

La participation aux gouvernements qui ont succédé depuis 1998 jusqu’à l’avènement du gouvernement actuel, a usé les partis qui se présentent comme les défenseurs des damnés de la terre et a entamé leur crédibilité. Leur voix aujourd’hui en tant qu’opposition est quasiment inaudible. L’espoir qu’ils suscitaient et la force mobilisatrice qu’ils présentaient ne sont plus pour le citoyen lambda que la preuve de leur duperie.

 Ayant déserté l’espace qu’ils avaient occupé en tant que contre-pouvoir pour goûter aux délices du pouvoir, ces partis qui se sont repositionnés en tant qu’opposition, trouvent beaucoup de difficultés à accomplir la mission qui était la leur et à retrouver la place dont ils croyaient avoir le monopole. Qui va à la chasse perd sa place. Ce sont des institutions qui les ont remplacés à l’instar du Haut-Commissariat au Plan (HCP), de Bank Al Maghreb, du Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) et dans une moindre mesure du Conseil de la concurrence. À ces organismes, il convient d’ajouter la cour des comptes qui a comblé un vide longtemps dénoncé par les partis comme par la société civile et le Fonds Monétaire International (FMI) qui a le beau rôle.

De ce fait, les partis n’arrivent plus à leur disputer le rôle qu’ils jouent en tant que force de proposition de par leurs avis et études, animateurs des scènes politique et culturelle grâce à leurs analyses et les sorties, le plus souvent divergentes, de leurs responsables qui ne sont pas toujours favorables au gouvernement et polémiqueurs, de par les controverses qu’ils alimentent. À les entendre, on a l’impression qu’on est en présence de véritables chefs de partis. Ils se chamaillent, font des reproches au gouvernement, se positionnent par rapport à certains événements sans, pour autant, perdre de vue ce qui les unit en tant que défenseurs d’une certaine politique.

La dernière sortie du commissaire au plan, monsieur Lahlimi, en est l’illustration.

Contrairement aux partis de l’opposition qui ménagent en quelque sorte Bank Al Maghrib en accordant moins d’importance à la politique monétaire, le haut-commissaire au plan n’a pas hésité à se prononcer sur la politique de resserrement monétaire. Pour lui, l’augmentation du taux d’intérêt directeur n’est pas à même de juguler l’inflation, rejoignant ainsi le point de vue de certains économistes, exprimé en mois de septembre juste après la première décision du conseil de cette institution de réviser à la hausse son taux.

Cependant, monsieur Lahlimi s’est contenté d’expliquer sa position par le fait que l’inflation n’est pas due à la demande sans s’interroger sur les raisons qui ont poussé Bank Al Maghrib à faire volteface après avoir décidé lors de la réunion de son conseil au mois de juin 2022 de maintenir son taux à son niveau eu égard à la conjoncture du quatrième trimestre de 2022, relativement favorable, et aux perspectives économiques pour 2023, plus ou moins rassurantes. Et il ne s’est pas particulièrement exprimé sur le prétexte de synchronisation avancé par Bank Al Maghrib au mois de septembre pour justifier sa décision de réviser à la hausse son taux. Il ne s’est pas demandé, non plus, comment on est passé d’une augmentation de certains prix des biens et produits importés à l’inflation, à un moment où les prix des produits importés ont amorcé une tendance à la baisse. C’est ainsi qu’on est passé d’une augmentation exogène des prix qu’il était possible de juguler, à une inflation endogène. Le gouvernement et Bank Al Maghrib ne sont-ils pas pour quelque chose dans cette évolution ?

Les trois messages de Lahlimi !

En insistant sur le fait que l’inflation est due à l’offre et qu’elle est structurelle, le commissaire au plan a voulu envoyer trois messages. Le premier destiné à Bank Al Maghrib pour lui faire savoir qu’il n’a pas l’expertise du Haut- Commissariat au Plan dans le domaine économique et qu’il est moins placé que lui pour identifier la nature de l’inflation en cours. Autrement dit, il reproche au gouverneur de Bank Al Maghrib de ne l’avoir pas consulté pour ne pas se planter. Le deuxième est destiné au gouvernement à qui il reproche le fait qu’il ne fait pas assez pour développer l’offre. Quant au troisième message, il est adressé à l’opinion publique en l’invitant à se préparer pour vivre dorénavant dans un contexte inflationniste.

De ces trois messages, les deux premiers ne sont qu’une manière subtile pour faire passer le troisième. En évoquant l’offre et le caractère structurel de l’inflation, le commissaire au plan, enfonce des portes ouvertes. Le problème de l’économie marocaine a toujours été un problème d’offre. Son tissu est peu développé en raison de sa faible compétitivité et de son caractère composite notamment (cf. mon ouvrage en arabe : l’économie marocaine-Ed. Handala). Par ailleurs, l’offre qui est à l’origine de l’inflation est de deux types : l’offre externe dont les prix ont été impactés par des facteurs objectifs ayant trait à la crise sanitaire, au changement climatique et à la guerre en Ukraine. Et c’est par le biais de cette offre que l’offre interne a été contaminée. Monsieur Lahlimi aurait dû s’interroger sur les causes qui sont à l’origine de la généralisation de cette contamination à un moment où les prix de l’offre externe tendent à baisser.

 La hausse des prix des légumes et de la viande rouge ne peut se justifier par le climat (sécheresse, froid) et ce pour deux raisons essentielles :

i) le manque d’anticipation du gouvernement. Ce dernier avait la possibilité d’importer à temps les bovins et d’interdire l’exportation des tomates.

ii) Le laisser faire du gouvernement qui ne s’est pas préoccupé de la chaîne commerciale pour compresser l’intermédiation et rapprocher le plus que possible le producteur du consommateur.

Concernant le caractère structurel de l’inflation, monsieur le haut-commissaire au plan devrait savoir que l’inflation est de par sa nature structurelle. La dynamique de l’économie nécessite de l’inflation pour éviter la déflation. Bien entendu, il ne faut pas la laisser filer pour ne pas s’exposer à la stagflation. Il faut donc la doser pour la fixer à un niveau comptable pour entretenir la dynamique économique. La FED a fixé ce niveau à 2% et l’a imposé comme norme que les banques centrales « satellites » doivent respecter. Dans le cas du Maroc, un taux de 4 ou 5% peut être nécessaire tout au long du décollage de l’économie qui devrait se traduire par une croissance soutenue et une tendance vers le plein emploi.

En conclusion, les sorties des ténors des institutions susmentionnées, devenues fréquentes, ne sont pas innocentes dans la mesure où elles peuvent être comprises en tant que traduction de l’existence de centres de pouvoir en lutte et de l’absence d’un mécanisme de coordination, eu égard au mutisme de la primature- compte non des chefs du gouvernement qui ont succédé depuis 2012- et à son attitude spectatrice.

Par ailleurs, ces sorties font de l’ombre aux partis et prennent la démocratie en otage en violant le droit de réserve et en empêchant l’instauration d’un véritable débat démocratique. 

La crise inflationniste actuelle ne cesse de susciter réflexion et débat aussi bien sur ses origines, formes que sur ses impacts sociaux, économiques et financiers. C’est dans cette mouvance que s’inscrit la déclaration faite par le Haut-Commissaire au Plan, déclaration ayant pour objectif d’apporter des éclairages sur son évolution, les mesures prises par les autorités publiques pour la contenir ainsi que sur les modes d’action à entreprendre à moyen et long terme pour l’endiguer durablement. Il est à souligner, de prime abord, que le niveau d’inflation enregistré au cours de ces derniers mois représente une source d’inquiétude en raison de ses effets socioéconomiques pervers.

Cette hausse du niveau général des prix au Maroc procède en fait de la conjugaison d’un ensemble de variables aussi bien externes qu’internes. Sur le plan externe, la crise sanitaireCovid-19 puis par la suite le déclenchement du conflit armé russo-ukrainien ont débouché sur des dysfonctionnements majeurs des chaînes de production et d’approvisionnement d’une bonne partie des biens utilisés à l’échelle planétaire. Ces perturbations ont automatiquement causé la flambée des prix des marchandises nécessaires aussi bien pour les circuits de production que pour la consommation des ménages.

En raison de ces multiples facteurs, on peut affirmer que la hausse des prix survenue au Maroc a initialement été causée par la dépendance vis-à-vis des importations surtout celles afférentes aux produits énergétiques et bruts, aux demi-produits et à certains produits alimentaires. Cette inflation, qualifiée d’inflation importée et ne concernant au départ que les biens échangeables va par la suite se diffuser aux prix des biens non échangeables. Sur le plan interne, la hausse du niveau général des prix a également été causée par des conditions climatiques défavorables affectant automatiquement les prix des produits alimentaires. Après une longue période marquée par la stabilité des prix, l’année 2022 et le début de 2023 vont connaître des taux d’inflation les plus élevés depuis le milieu des années quatre-vingt. Notons que les taux d’inflation et d’inflation sous-jacente enregistrés à fin février2023 ont été respectivement de l’ordre de 10,1% et 8,5% soit un niveau représentant six fois environ le niveau moyen d’inflation constaté sur les dix dernières années. Selon les rapports sur la politique monétaire de décembre 2022 et de mars 2023, l’inflation risque non seulement de persister et de durer plus longtemps que prévu mais « devrait poursuivre son ascension » au premier trimestre de l’année en cours.

BAM DANS SON DROIT

En analysant les différentes grandeurs et les divers indicateurs économiques, nous pouvons avancer l’idée qu’au Maroc toutes les causes semblent être réunies pour entretenir une inflation dont le niveau devient nocif à la stabilité macroéconomique.

C’est qu’au Maroc l’inflation est la fois monétaire, par les coûts, par la demande (en fait par une insuffisance de l’offre) que par les structures économiques (systèmes de fonctionnement des différents marchés de biens et services). Le relèvement du taux directeur par la Banque centrale et pour la troisième fois depuis septembre 2022 a pour finalité de contenir l’accroissement de la demande interne qui semble être entretenue par une croissance de la masse monétaire constatée depuis la fin de 2020. L’encours de M3 s’est accru de 8,4% en 2020 et de 6,6 % à fin 2022soit des niveaux largement supérieurs au taux de croissance moyen de cet agrégat monétaire entre 2011 et 2020 et qui s’est situé à 5,2%. Cette évolution procède entre autres du rythme de croissance de la circulation fiduciaire qui a été de l’ordre 20,1% entre 2020 et 2019 et de 10,8% en 2022 par rapport à 2021. Cette hausse de la masse monétaire a produit une montée du taux de liquidité de l’économie qui a enregistré la variation la plus forte depuis 2015.

Pour contrecarrer autant que faire se peut la hausse du niveau général des prix, l’Institut d’Émission a exercé l’une de ses missions fondamentales qui lui ont été dévolues par l’article 6 de la loi 40-17 portant statut de Bank Al-Maghrib à savoir le maintien de la stabilité des prix à travers le maniement du taux directeur et/ou du taux de la réserve obligatoire. Cet article précise que non seulement la Banque Centrale conduit la politique monétaire « dans le cadre de la politique économique et financière du gouvernement » mais que « le ministre chargé des finances se concerte régulièrement avec le Wali de Bank Al-Maghrib en vue d’assurer la cohérence de la politique macro-prudentielle, ainsi que celle de la politique monétaire avec les autres instruments de la politique macroéconomique ».   

L’exercice par la Banque Centrale de cette mission se fait en toute transparence et autonomie au vu de la composition de son conseil et par référence à l’article 13 dudit statut qui dispose que« dans l’exercice de ses missions, la Banque, en la personne du Wali de Bank al-Maghrib, du directeur général et des membres de son conseil, ne peut solliciter ou accepter d’instructions du Gouvernement ou de tiers ».

Il ne faut pas oublier que le relèvement du taux directeur n’est pas sans causer des dommages à l’économie nationale. Les deux premières augmentations du taux directeurs de septembre et de décembre 2022 ont débouché sur une hausse des taux débiteurs à la fin du quatrième trimestre de l’année écoulée, hausse préjudiciable à l’activité de consommation et d’investissement et susceptible d’alimenter l’inflation via l’augmentation des charges financières des entreprises et donc de porter atteinte à l’objectif de croissance économique. 

Au vu des multiples facteurs déclencheurs de l’inflation, il est clair que l’approche monétaire peut s’avérer nécessaire mais reste insuffisante pour retrouver la stabilité des prix. Suite aux chocs d’offre surtout pour certains produits alimentaires (en raison des déficits des précipitations pluviométriques devenus structurels)  et à la montée des coûts de production procédant de la dépendance du Maroc vis-à-vis de l’extérieur dans certaines branches d’activités, une lutte contre l’inflation requiert une politique efficace d’appui à l’offre intérieure. L’objectif est d’asseoir une véritable souveraineté économique aussi bien sur le plan alimentaire, énergétique qu’industrielle tout en mettant à profit les nouvelles dispositions contenues dans la loi cadre n°03.22 formant Charte de l’investissement.

Une mise à niveau durable de l’offre des produits alimentaires (dont les prix ont enregistré les plus forts taux d’inflation) ne peut aboutir qu’en harmonie avec l’application du programme national pour l’approvisionnement en eau potable et l’irrigation (2020-2027), un usage innovant des ressources hydriques et les intérêts à long terme de la nation. Toutes ces mesures doivent être complétées par une nécessaire actualisation de l’arsenal juridique relatif au contrôle des prix, actualisation susceptible de permettre plus d’efficacité en matière de lutte contre la spéculation et les pratiques commerciales déloyales qui nourrissent la spirale inflationniste.  

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