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Vers la fin de la « fin de l’histoire »!

  • Mohammed CHIGUER
  • Economiste et écrivain

La seconde guerre mondiale a prolongé autrement la crise de 1929. Venue à bout des poches de résistance de l’ancien ordre international mené par la Grande Bretagne, cette guerre a consacré la rupture qu’annonçait ladite crise tout en accélérant l’émergence d’un nouveau monde. Faut-il faire la même lecture du conflit militaire opposant la Russie à l’Ukraine intervenu à un moment où la crise sanitaire a perdu en intensité ou s’agit-il d’une simple coïncidence qui devrait nous inciter à la prudence ? Autrement dit, est-ce- que les facteurs de résistance de l’ancien monde et les difficultés qu’éprouve le nouveau à s’imposer sont en passe d’être dépassés sous l’effet de la pandémie et suite à la guerre russo-ukrainienne ?

De prime abord, la réponse n’est pas évidente eu égard au contexte, à la nature des deux crises ainsi qu’à celle des deux conflits néanmoins, des faits laissent penser qu’une lecture de ce que vit le monde depuis l’avènement de la pandémie à l’éclatement de la guerre russo-ukrainienne à l’aune de celle appliquée à la seconde guerre mondiale en rapport avec la crise de 1929, peut constituer une plateforme de débat en vue d’identifier les pistes à explorer pour mieux saisir la lame de fond de l’étape historique actuelle et appréhender, autant que faire se peut, la trajectoire que l’humanité s’apprête à prendre.

La rupture qu’annonçait la révolution technologique à la fin des années 1970 début des années 80 est le moment où l’ancien ordre du monde qui est arrivé à sa fin, a fait preuve de résistance ; et où le nouveau a éprouvé des difficultés pour s’imposer. Gramsci a bien décrit cette situation en faisant remarquer que lorsque le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître. Aussi, des monstres saisissent-ils « ce clair-obscur » pour surgir.  Et c’est justement ce qui est arrivé.1979, année charnière annonçant la fin du vieux monde, a concentré l’essentiel des éléments qui ont retardé l’émergence du nouveau. Parmi ces éléments, on peut citer :

Un, la révolution des Ayatollah donnant des ailes à l’« islam politique » à un moment où le panarabisme battait en retraite suite à la guerre d’octobre et aux accords de camp David (septembre 1978) et où la guerre d’Afghanistan (27/12/1979- 15/2/1989) opposant l’armée rouge au « moudjahidines », apparaissait comme une guerre sainte. Par son aspiration à instaurer le califat en usant de la violence, l’« islam politique » – apôtre de la pensée piégée (M. Chiguer- « Pensée piégée, Islam et modernité » – préface J. Attali)-  a contribué au blocage de la transition, en jouant un double rôle en tant qu’épouvantail au lieu et place de l’URSS alimentant ainsi le terrorisme d’Etat, et en faisant écho au « choc des civilisations » de Samuel Huntington.

Deux, le retour en force des extrémistes avec notamment l’arrivée au pouvoir de Thatcher (1979- 1990) et Reagan (1981- 1989).

Trois, le démantèlement de l’URSS (1991) qui ne fait que confirmer le fait que les empires sont voués à la mort, faisant basculer le monde d’un monde bipolaire à un monde unipolaire.

Quatre, l’impact des Nouvelles Techniques d’Information et de Communication (NTIC) sur la mondialisation que la pensée dominante a mis à contribution pour promouvoir son offre et renforcer sa position en tant que pensée unique.

Parallèlement, le monde nouveau montrait juste le bout de son nez, et pour cause : à la différence de la révolution industrielle menée par la bourgeoisie dans sa lutte pour raccourcir le passage de la société féodale à la société capitaliste et faire triompher le paradigme de l’individualisme méthodologique, la révolution technologique s’est trouvée, en quelque sorte, « orpheline de classe ». Aucune sensibilité sociale ne s’est manifestée pour piloter cette révolution et créer les conditions en vue d’accélérer le passage de la société industrielle dite moderne à la société industrielle qualifiée de postmoderne ou de société du savoir. Par conséquent, la transition s’est davantage compliquée du fait qu’elle a été détournée pour servir des forces sans scrupule.

C’est dans ce clair-obscur que le monstre qui n’est autre que le Capital financier a fait irruption annonçant l’avènement d’un monde sans foi ni loi. Il s’est accaparé les leviers de commande en évinçant le Capital industriel qui s’est trouvé contraint d’entamer sa deuxième grande transhumance (M. Chiguer ; « la crise de 2008 : pour qui sonne le glas ? ») et en s’assurant la subordination des Etats qui ont renoncé à leur souveraineté et la complicité des plus puissants notamment les Etats-Unis et la Grande Bretagne. Le thatchérisme et le reaganisme ont largement profité au Capital financier en tant que déclinaison dans les faits de la pensée libérale d’obédience néoclassique représentée plus particulièrement par l’école de Chicago. Le consensus de Washington est cet autre allié qui s’est érigé en fer de lance pour faire passer le maximum des économies sous sa férule usant de l’arme de guerre la plus redoutable à savoir le financement et mettant à contribution la mondialisation dans sa nouvelle forme pour « effacer » les frontières géographiques et faire du monde la réserve dudit capital.

Cette tendance s’est d’avantage confirmée par le démantèlement de l’URSS qui s’est révélé une aubaine pour le Capital financier puisqu’il a pu étendre sa zone d’influence et couvrir ainsi, les économies de l’ancien bloc de l’Est. Auparavant, le Capital financier a été séduit par le chant des sirènes chinoises. Ayant saisi dès le début de la révolution technologique le sens de l’histoire, la Chine s’est affranchie de la pesanteur idéologique sous l’impulsion de Deng Xiaoping pour qui « peu importe qu’un chat soit noir ou blanc, s’ilattrape la souris, c’est un bon chat ». Et le chat chinois s’est bien positionné depuis pour attraper les souris capitalistes en ouvrant ses portes au Capital industriel transhumé et en offrant des opportunités inédites au Capital financier pour maximiser son rendement. Ainsi, la Chine s’est rapidement imposée comme puissance avec laquelle il faut dorénavant compter à un moment où les Etats-Unis, principal allié du Capital financier, perd en crédibilité à cause de son manque de clairvoyance.

En fait, cette phase de transition est marquée par des égarements et de nombreux tourments issus du comportement du Capital financier et au va-t-en-guerre des Etats-Unis et de leur politique de deux poids deux mesures. A dire vrai, les trois premières décennies de cette transition (1979-2009) qui correspondent aux « trente abaissantes », ont débouché sur une crise majeure, celle des subprimes, et ont affecté dans une large mesure la suprématie des Etats-Unis. La manière dont ils se sont retirés de l’Afghanistan et le donquichottisme à la Trump en sont l’illustration.

A regarder de près et avec le recul, on constate que le bloc de l’Ouest, obnubilé par le démantèlement du bloc de l’Est, ne s’est pas rendu compte que le mur de Berlin est tombé en deux temps. Il est tombé dans un premier temps du côté de l’Ouest avec l’irruption du « monstre » qui a profité du « clair-obscur » pour adopter la révolution technologique qui s’est trouvée « orpheline de classe » et bloquer, en conséquence, la transition. Il est tombé dans un deuxième temps, en 1991, du côté de l’Est pour une raison évidente : l’URSS n’avait plus de raison d’être puisque ce qu’elle représentait comme alternative au capital industriel est devenue caduc. Le spéculatif et l’immatériel avait commencé à prendre le dessus sur le productif et le matériel.

Par manque de lucidité, le bloc de l’Ouest n’a pas saisi le sens de l’histoire et ne semble pas prendre conscience qu’il n’est plus ce qu’il était. « L’Europe a cessé d’être la mesure de toutes choses » (Maurice Aymard- « De la méditerranée à l’Asie : une comparaison nécessaire » – 2001). L’Amérique n’a pas compris que « l’épée que l’on aiguise sans cesse ne peut pas conserver longtemps son tranchant « (Arnold Toynbee – « la grande aventure de l’humanité ») et que « tout empire périra ». Il ne s’est pas rendu compte que le « monstre » l’a engagé dans une voie qui l’amène à sa faillite en bloquant toutes les transitions -sociétale (passage à la société du savoir), écologique et démocratique (passage de la démocratie représentative à la démocratie participative) -, et en l’empêchant de se ressaisir pour interrompre ou du moins atténuer son déclin. Objectivement, le « monstre » a entamé, à son insu, la déconstruction de ce qui a fait sa force et a exposé son modèle civilisationnel à l’autodestruction. Les alertes notamment celle de 2008, n’ont servi à rien tant s’en faut. Les revers essuyés par les Etats-Unis depuis sa guerre contre l’Iraq jusqu’à son retrait précipité de l’Afghanistan ne l’ont pas découragé dans sa fuite en avant.

C’est dans ce contexte que la nature a fait irruption pour siffler la fin de la partie qui a trop duré. C’est ainsi que la Covid 19 a fait tomber les masques. Elle a démystifié le « monstre » en dévoilant sa véritable nature et s’est attelée à déconstruire sa pensé et à démanteler sa machine à sous. Et pourtant le « monstre » ne semble pas très inquiet. Il cherche à reprendre l’initiative comme si de rien n’était pour refaire le coup de 2008 en suggérant à ses complices de ne retenir des leçons de la pandémie que ce qui relève de l’opérationnel (relocalisation, autosuffisance, renforcement de l’infrastructure sanitaire, etc.) et d’évacuer tout ce qui porte sur les fondements théoriques des politiques publiques. Cet entêtement n’a d’égal que l’aveuglement des Etats-Unis et ses auxiliaires européens. Ces derniers semblent s’acheminer vers le renoncement à la bulle terroriste en tant qu’épouvantail et la mise à contribution, dans une vision nostalgique, de la guerre opposant l’Ukraine à la Russie pour refaire jouer à cette dernière le rôle qui était le sien en tant que chef de fil du bloc de l’Est et assurer ainsi, au complexe militaro-industriel une demande solvable et en constante croissance. Le budget militaire des Etats-Unis au titre de 2022, dépasse 760 milliards de dollars. Les dépenses militaires de certains pays européens ont explosé suite au déclenchement des hostilités. L’Allemagne a décidé d’augmenter son budget militaire pour atteindre 2% de son PIB par an. La Pologne a annoncé porter son budget militaire à 3% du PIB en 2023 contre 2,2% en 2022. De même, la Suède a décidé d’augmenter ses dépenses militaires jusqu’à ce qu’elles atteignent 2% du PIB. 

La guerre russo-ukrainienne s’apparente dans une certaine mesure, à la deuxième guerre mondiale.  Les deux sont, en quelque sorte internes à la civilisation occidentale ; alimentées par un nationalisme destructeur et aiguisées par le ressentiment (l’humiliation de l’Allemagne à la fin de la première guerre mondiale et de la Russie lors du démantèlement de l’URSS en 1991). Les deux ont un impact mondial et s’inscrivent respectivement dans le prolongement des deux crises systémiques de 1929 et 2019 pour agir sur les rapports de forces et amorcer la mise en place d’un nouvel ordre international.

A la sortie de la deuxième guerre mondiale, l’accord de Bretton woods de 1944 a consacré la suprématie des Etats-Unis au détriment de la Grande Bretagne et a ouvert la voie au dollar pour s’imposer en tant que monnaie de réserve internationale et devise de référence à même d’asseoir la puissance des Etats-Unis et d’élargir sa zone d’influence. 2022 annonce l’accélération de la dédollarisation de ce système. Déjà en 2021, selon un rapport du Fond Monétaire International (FMI), la part du dollar américain dans les réserves des banques centrales a chuté de 70% à 59%, son plus bas niveau depuis 25 ans, au profit d’autres devises telles que l’euro, le rouble et le yuan.

Cette accélération est en rapport avec les sanctions prises par les Etats-Unis et ses alliés européens contre la Russie pour lui faire supporter un coût de guerre exorbitant dont certaines sont à double tranchant en raison plus particulièrement de la forte interdépendance des économies des belligérants (énergie, matières premières) et du statut du dollar. Certes, elles feront mal à la Russie, mais elles risquent de fragiliser l’Occident. Celles en rapport avec le système monétaire international portent en particulier, sur la réduction de l’accès de la Russie aux marchés européens des capitaux et l’exclusion du système bancaire Swift de plusieurs banques russes. La réponse ne s’est pas fait attendre. Le prix du gaz russe destiné aux européens serait libellé en rouble, les cartes Visa et Mastercard seront remplacées par les cartes bancaires du réseau chinois Unionpay. En clair, les Etats-Unis et ses alliés européens ont apporté de l’eau au moulin des pays qui, comme la Chine, contestent le statut du dollar comme référence du système monétaire international. Zhou Xiaochuan, gouverneur de la Banque centrale chinoise a fait remarquer à juste titre, que la crise sanitaire a mis en évidence « les faiblesses inhérentes du système monétaire international actuel » et s’est prononcé pour une monnaie de réserve internationale « déconnectée des nations individuelles », de leurs enjeux intérieurs, et « capable de rester stable sur le long terme ». Des chercheurs, à l’instar de Myret Zaki, abondent dans le même sens et demandent à ce qu’on « se prépare à l’inévitable changement, en réfléchissant d’une part à une sortie ordonnée du dollar par les banques centrales, et d’autre part au futur système monétaire international qui émergera pour tenir compte des nouvelles réalités (…) Le dollar n’est plus la monnaie la plus sûre du monde »  (Myret Zaki, « la fin du dollar ») et les Etats-Unis et ses alliés n’inspirent plus confiance en se plaçant au-dessus du droit international.

En guise de conclusion, le blocage des transitions susmentionnées et le mauvais dénouement de la crise de 2008 dus plus particulièrement aux rapports de forces qui penchent en faveur du maintien de l’ancien monde, ont fini par faire le lit de la crise de 2019 acculant l’Occident à recourir à la guerre pour rebondir et maintenir les rapports de forces en sa faveur. Ce que l’Occident a feint ignorer est que la Russie, à la différence de l’URSS, n’est porteuse d’aucune alternative pour constituer un épouvantail crédible et que la crise de 2019 a porté la preuve par quatre que l’humanité s’achemine vers la fin de la « fin de l’histoire ».

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