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Libre Tribune: Les fossoyeurs de l’économie

  • CHIGUER Mohammed
  • Economiste et écrivain

Pourquoi les économistes se trompent toujours ? La question se pose avec acuité eu égard à la fréquence des crises et à la pharmacopée économique dont l’efficacité est souvent contrebalancée par ses effets secondaires. Sont-ils incompétents ? Dissimulent-ils la vérité pour une raison ou une autre ? Jouent-ils aux apprentis sorciers ? En clair, à quoi sert l’économiste ?

Pour répondre à cette question, il faut préciser que globalement et pour faire simple, la pensée économique se divise en deux blocs : le premier conçoit l’économie en tant que science sociale voire morale. En revanche, le second la traite en tant que physique sociale qui n’a rien à envier à la physique ou à toute autre science exacte. Des deux blocs, le premier est marginalisé, sa voix est inaudible et ses idées sont taxées d’hérésie. Quant au second, sa pensée s’est imposée en tant qu’orthodoxie et ce depuis l’avènement de la révolution technologique et l’émergence de la nouvelle forme de mondialisation. La théorie la plus représentative de ce bloc, en l’occurrence, la théorie libérale d’obédience néo-classique souvent associée à l’économie du marché, est devenue dominante en s’imposant en tant que pensée unique et inique.  

L’essoufflement de la pensée keynésienne qui a coïncidé avec la fin des trente glorieuses, les déboires du soviétisme qui s’est révélé une alternative caduque avant de disparaitre, et l’absence d’une force portant le nouveau projet de la société du savoir, ont ouvert la voie au capital financier pour mettre sur orbite l’économie dite du marché en connivence avec le« consensus de Washington » qui s’est établi entre  les institutions financières internationales et le département du Trésor américain avec comme toile de fond à son apparition, la reaganomics et le thatchérisme. Ce trinôme a mobilisé des relais, des amplificateurs et des vulgarisateurs pour infiltrer les cultures et les imprégner de la logique du marché dans le but de façonner les mentalités et d’assurer une immunité collective contre toute autre pensée alternative.

De ces relais, on peut citer en particulier les sachants relevant du ministère des finances dans les différents pays membres de FMI ayant reçu le plus souvent une formation dispensée par les experts de cette institution ou qui ont travaillé ou passé un stage dans ses locaux. Des vulgarisateurs, on retient plus particulièrement les économistes. Si le sachant est un fonctionnaire soumis à une hiérarchie et tenu à accomplir convenablement son travail tout en respectant le droit à la réserve, l’économiste, quant à lui, il agit souvent par calcul ou par lâcheté et rarement par conviction. Il se prend généralement pour un expert alors qu’il est en fait une sorte de sapiteur dans la mesure où l’expertise est du domaine du donneur d’ordre. S’agissant des amplificateurs, ils relèvent du paysage politique en s’accrochant au politiquement correcte et en s’inscrivant dans une posture de légitimation et de reproduction de la pensée dominante.

Par ailleurs, l’économie du marché n’a cessé de se servir de la science pour consolider son statut de cadre de référence et de modèle à suivre décrétant ainsi, la « fin de l’histoire économique » sans se soumettre à ses exigences qui font qu’une théorie scientifique est, par définition, réfutable, que dire d’une théorie économique qui est en fait, une construction historique. Elle a préféré s’adonner à un exercice qui consiste à la rendre irréfutable et s’est servie de l’économiste sapiteur pour justement présenter cet exercice sous un angle scientifique.

Toutes ses hypothèses de base ont été démenties par les faits et se sont révélées irréalistes. La concurrence pure et parfaite s’est révélée dans la pratique imparfaite, la rationalité absolue a été supplantée par la rationalité limitée, l’homoeconomecus s’est avéré une machine détractée, l’égoïsme s’est montré contreproductif face à la crise sanitaire et la main invisible a été confinée pendant la pandémie.  

Concernant le pacte de stabilité, fixant le déficit budgétaire à 3% du PIB et la dette à 60%, dont le but est de sauvegarder les équilibres macroéconomiques, il a été purement et simplement balayé d’un revers de main par la COVID 19. Ce que l’« économie du marché » présente comme poison qui tue, s’est révélé un poison qui guérit. Autrement dit, le déficit et la dette sont comme le cholestérol :il y a le bon et le mauvais. Bref, toutes ces notions qui n’ont de scientifique que le nom, sont un écran de fumée créé à dessein par le Capital financier et ses acolytes et entretenu par les relais, les vulgarisateurs et les amplificateurs.

De surcroît, des péripéties ont contrarié la pensée dominante, des crises à répétition l’ont fragilisé au point où on a cru que la pandémie allait porter l’estocade. Rien de tout cela ne s’est produit et pour cause : le Trinôme a su tirer son épingle du jeu et s’est montré d’une flexibilité qui force le respect. Il a adopté la même démarche que celle qu’il a appliquée lors de la crise des supbrimes en renonçant provisoirement à ses principes. En 2008, les Etats-Unis ont adopté sous la présidence de l’ultralibéral, Georges Bush G., le plan Paulson. En consacrant 700 milliards de dollars pour racheter les actifs « toxiques » des banques, l’Etat fédéral a procédé à une sorte de nationalisation temporaire en prenant part dans le capital social des banques bénéficiaires. Au cours de la pandémie, les gardiens du temple ont desserré l’étau permettant aux Etats de mettre à contribution le déficit et l’endettement pour appréhender, autant que faire se peut, l’impact de la crise sanitaire. A titre d’illustration, l’Union européenne a gelé le pacte de stabilité. De même, le FMI s’est montré laxiste à l’égard de ses membres qui ont laissé le déficit filer et n’ont pas hésité à obérer leurs finances publiques.

Néanmoins, depuis qu’on a commencé à apercevoir le bout du tunnel, la COVID 19, à l’instar de la crise des supbrimes, ne semble pas servir à grand-chose, du moins à court terme. En ce sens que les leçons de la pandémie porteraient beaucoup plus sur la forme que sur le fond. L’Union européenne a, semble-t-il, entamé le débat concernant le pacte de stabilité pour y introduire des ajustements sans le déconstruire. Au mieux, on prendrait compte de la nécessité de renforcer l’infrastructure sanitaire, d’améliorer l’offre médico-sociale et d’œuvrer pour assurer une autosuffisance dans certains domaines que la pandémie a consacré comme stratégiques. Il s’agit là d’une question de réallocation des ressources que le marché prendrait, d’une manière ou d’une autre, en charge. La concentration du capital, les inégalités sociale et spatiale, la dégradation de l’environnement …etc., tous ces maux de l’économie du marché vont continuer à être traités à la marge.

En fait, tant que le Trinôme ne se sent pas menacé, l’« économie du marché » est suffisamment rodée pour reprendre du poil de la bête. Elle se servirait de la dynamique de rattrapage, portée par des plans de relance, pour se dédouaner et ferait de la reprise une preuve de plus de sa capacité de résilience. Parallèlement, il est fort probable qu’elle continuerait à enfanter des hypothèses ad hoc ou des théories de diversion, comme ça été le cas après la crise de 2008 avec la théorie du ruissellement, l’hélicoptère monétaire ou le easy quantitative, pour éviter qu’elle ne soit falsifiée. Cependant, elle est dans l’incapacité totale de prévenir les crises ou d’agir sur leur fréquence qu’elle explique par le fait que les forces sociales occultes sont contrariées dans leur action. Il va sans dire que son entêtement à ignorer la réalité n’a d’égale que l’arrogance du Trinôme.

Force est de constater que, comme à l’accoutumée, son come-back s’accompagne d’un réengagement du trio composé des relais, des vulgarisateurs et des amplificateurs pour la servir. Dans ce cadre, elle lui laisse le soin de récupérer les enseignements de la COVID 19 et d’user des théories de diversion pour revigorer le discours dominant et remettre en selle l’orthodoxie. Là où le bât blesse, c’est que l’économiste sapiteur, plus que le sachant et le politicien, fait preuve d’une aliénation déconcertante et d’une perversion intellectuelle inquiétante. Le politicien est un opportuniste qui cherche à séduire en s’inscrivant dans l’ère du temps. Son auditoire est le plus souvent constitué par ceux qui sont acquis à sa cause. Le sachant, faisant partie de la technostructure, est tenu à respecter ses engagements contractuels dans la discrétion. En revanche, l’économiste sapiteur se veut l’apôtre prêchant la bonne parole. De par son statut de scientifique (universitaire), il s’adresse à tous les publics sans distinction (étudiants, décideurs… citoyen lambda) dont les plus avertis lui accordent le bénéfice du doute, pour entretenir l’écran de fumée et reproduire le discours dominant.

 De ce fait, l’économiste sapiteur est un empêcheur de tourner en rond en s’opposant au changement et à une prise de conscience de la nécessité de déconstruire l’« économie du marché ». Il se trouve dans la même situation que les prisonniers de la caverne de Platon. En ce sens, qu’il n’arrive pas à faire le geste qui sauve et qui lui fait découvrir la réalité. Le comble est que cette situation, l’amène à induire en erreur les initiateurs des politiques économiques en les amenant d’une part, à s’appuyer sur des notions qui gagneraient à être revisitées à l’instar de la compétitivité, la productivité, le déficit budgétaire et la dette et d’autre part, à prendre pour  argent comptant des idées stéréotypées telles que « l’Etat ne doit pas vivre au -dessus de ses moyens »en l’assimilant à un ménage, «  ce sont les générations futures qui paient la dette », « c’est l’entreprise et non l’Etat qui a vocation à créer l’emploi » .

En guise de conclusion, il faut se rendre compte que l’économie n’est pas une science exacte. C’est une science sociale où s’entremêlent le scientifique et l’idéologique ; le positif et le normatif. Aussi, est-il difficile de séparer l’ivraie du bon grain. C’est pourquoi, il faut apprendre l’économie pour ne pas être tromper par les économistes.

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