ExpertsFlash

Nouveau Modèle de Développement : Un projet mal conçu

  • Mohammed CHIGUER
  • Président du Centre d’Études et de Recherches Aziz Belal (CERAB)



Le rapport de la commission spéciale chargée de l’élaboration d’un nouveau modèle de développement ne peut laisser indifférent les marocains et marocaines pour des raisons évidentes et notamment ceux et celles que la Commission n’a pas jugé nécessaire d’ inviter à faire part de leurs points de vues alors qu’ils se sont très tôt
intéressés à la question comme c’est le cas du CERAB (Centre d’Etudes et de Recherches Aziz Belal) qui a organisé un colloque international, en 2015, dédié à cette problématique et a publié une étude, en 2019, consacrée aux modèles de développement en
rapport avec l’expérience marocaine.

La lecture de ce rapport, est une lecture sans apriorisme, sans parti pris et sans concession aucune. L’objectif assigné est de s’assurer que la commission s’est conformée :

1-Aux termes de référence qui se dégagent du discours royal
prononcé à l’ouverture de la 1ère session de la 2ème année
législative de la 10ème législature, le 13 octobre 2017, portant, en
particulier, sur :
– L’émergence d’une vision maroco-marocaine authentiquement
nationale puisqu’il s’agit, avant tout, d’instaurer une assise
solide pour un nouveau contrat social emportant une adhésion unanime ;
– L’objectivité « en appelant les choses par leur nom, sans
complaisance ni fioriture, et en proposant des solutions
innovantes et audacieuses ; quitte à s’écarter des méthodes
conventionnelles appliquées jusqu’ici, ou même, à provoquer un
véritable séisme politique » ;
– La contribution « à éveiller une prise de conscience de la
nécessité de faire évoluer les mentalités qui font obstruction à
la réalisation du développement global que Nous
souhaitons… ̋ ;
– « Les fondements d’une nouvelle culture, favorisant esprit
d’initiative, sens de l’autonomie et créativité et établissant une
corrélation nette entre responsabilité et reddition des
comptes » ;
– La reconsidération de « l’ordre de priorité donné à certains
chantiers économiques et à des programmes sociaux
spécifiques ».


2- Au préambule de son rapport où il est clairement mentionné :
– Dresser un état des lieux de la situation du développement du
Royaume ;
– Tracer les contours d’un Nouveau Modèle de Développement
(NMD).


3- Pour finalement s’assurer que ce rapport n’est pas un rapport de
trop
en soulevant la question suivante : en quoi ce rapport diffère
des rapports similaires à l’instar notamment du rapport de la Banque
Mondiale consacré au Maroc à l’horizon 2040 ?

Sans ambages et avec tout le respect que nous devons aux membres
de ladite commission qui se sont attachés à rendre compte « de ce
qui a été exprimé et (l’articuler) pour lui donner sens » (préambule),
la lecture que nous avons faite dudit rapport, nous a laissé perplexe.
Nous étions désagréablement surpris par le contenant et sidérés par
le contenu au point où nous nous sommes demandé s’il faut
vraiment commenter le rapport au risque d’être taxé d’esprit négatif.
La manière dont le rapport est rédigé rend la lecture ardue et
rebutante. Au lieu d’un style sobre et une présentation pédagogique,
rigoureuse et cohérente, la commission a préféré une présentation
qui nuit au contenu en raison des redondances, des confusions et
parfois même des contradictions.


I- Le non-respect de l’essentiel des termes de référence

La Commission n’a pas su décliner d’une manière claire et précise les
termes de référence. Elle n’a pas accordé l’importance qu’il faut à la
vision, loin s’en faut. Il semble qu’elle la confond avec la stratégie.
C’est ce qui ressort du préambule où elle annonce la couleur en
s’engageant « à développer une réflexion : i) de portée stratégique,
centrée sur l’identification et la résolution de problématiques
systémiques à l’origine de l’essoufflement de développement ; ii) à
caractère global et intégré appréhendant le développement dans ses
multiples dimensions (…) ; iii) de nature prospective (…) ; iv) surtout
centrée sur le citoyen ».

Même si on admet que le slogan « un Etat fort, une société forte »
traduit, en quelque sorte, la vision que le Maroc doit avoir pour se
projeter dans l’avenir, l’adhésion par les citoyens et les citoyennes à
cette vision pour se l’approprier est sujette à caution. « L’Etat fort »
se prête à l’interprétation et peut être compris différemment en
fonction des convictions et intérêts de tout un chacun à moins que le
contrat social lui donne un contenu précis et partagé. Or, ce contrat
qui relève des termes de référence, a été purement et simplement
remplacé par un « pacte de développement » ; mécanisme imaginé
par la commission pour amener les partenaires sociaux à embrasser
sa conception du « mode de développement » et à mettre en
exécution son rapport. Nous reviendrons sur ce pacte pour nous
focaliser sur ses conséquences. « Une société forte » est une accroche qui gagne à être clarifiée.

En fait, un slogan doit être simple, clair, percutant et séduisant. A titre
d’exemple, Meiji avait adopté comme slogan : « un Etat fort, un pays
riche ». Les chinois parlent du « rêve chinois » à l’instar du « rêve
américain ». Ils se voient, à l’occasion du centenaire de leur
révolution- en 2049-, investi du statut de première puissance
mondiale dans tous les domaines, Ce rêve « reflèterait trois
objectifs : restaurer la gloire passée de la Chine et de l’État, rappeler
le désir séculaire d’une Chine moderne et enfin, rendre les Chinois
fiers et heureux, afin de maintenir la stabilité sociale ». Par ailleurs, la commission a fait preuve de beaucoup de retenue. Elle n’a pas osé appeler les choses par leur nom, sans complaisance ni fioriture, et ne s’est pas écartée des méthodes conventionnelles
appliquées jusqu’ici.

Bref, elle s’est abstenue à provoquer un
véritable séisme politique. En fait, elle n’a fait que consacrer le comportement de l’élite
agissante qui prêche par lâcheté. Ce n’est pas la première fois que le
Roi invite l’élite à faire preuve d’audace ; il l’a déjà fait à l’occasion de
l’élaboration de la nouvelle constitution (discours royale du 9 mars
2011). A dire vrai, quelles que soient les défaillances du système ; il restera
toujours l’œuvre des acteurs. Le système ne se produit pas
spontanément et ne se reproduit pas mécaniquement. C’est une
construction historique. La marocaine remonte au XVIème, à
l’époque d’Al Mansour Eddahbi. Sa reproduction le long des cinq
derniers siècles est pour l’essentiel, l’œuvre des acteurs que
constitue l’élite de tout bord.


Le souci majeur, au demeurant infondé, des rédacteurs de ce
document est de ne pas heurter le donateur d’ordre et de ménager,
tant soit peu, toutes les sensibilités qui se sont exprimées devant la
commission- et ce, en caressant dans le sens du poil. En fait, l’adage
marocain «أعوج خرج الخيمة من», semble s’appliquer parfaitement à
ladite Commission. A ce titre, elle s’est servie du prêt-à-porter en reprenant pour son
compte, des stéréotypes et des réflexions peu nuancées notamment
dans les domaines politique et économique adossant l’état où se
trouve le Maroc au seul maillon le plus faible de la chaine des
responsabilités, en l’occurrence le gouvernement et par ricochet les
partis politiques.

Elle s’est conduite à l’image du proverbe qui dit :
« منين كطيح البقرة كيكثرو جناوا »
Dans ce cadre, la démarche adoptée privilégie la démonstration par
récurrence et le changement pour que rien ne change, consacrant
ainsi, l’ordre établi avec comme toile de fond que « tout est pour le
mieux dans le meilleur des mondes » si d’une part, les partis
remplissaient convenablement leur rôle tel qu’il est défini par la
constitution et d’autre part, le gouvernement faisait preuve de
discernement et agissait en conséquence.
Il est inconcevable qu’un projet, comme celui du NMD, d’une teneur
sociétale avérée, qui se veut porteur d’avenir, se construise quasi-exclusivement sur les dires et le ressenti d’un ensemble de personnes et d’institutions sans les soumettre à une analyse rigoureuse.

De surcroît, la commission a ignoré l’histoire et n’a pas jugé utile de
capitaliser sur l’expérience marocaine de plus de 60 ans pendant laquelle le Maroc a pratiqué plusieurs modes de développement sans réussir son décollage (cf. notre ouvrage : « modèles de développement et expérience marocaine » -CERAB -2019). Elle a, par ailleurs fait l’impasse sur les travaux, en rapport avec son objet, des organismes officiels (HCP, CESE, universités…), des centres de recherche (CERAB, IRES …) des institutions internationales (Banque Mondiale- « le Maroc à l’horizon de 2040 ») ; comme elle a ignoré les expériences étrangères et n’a accordé aucune importance à la
littérature socio-économique traitant la problématique du développement.

Cette approche est de nature à affecter la crédibilité du rapport dans la mesure où elle n’exclut pas le risque d’attribuer aux participants consultés des réflexions qui sont les siennes ou du moins de certains de ses membres. Il ne s’agit pas de mettre en doute la probité intellectuelle de ces derniers, mais de rappeler qu’on est dans une
société de défiance et qu’un projet aussi structurant que le NMD
devrait se construire sur des fondements objectifs. Se limiter au subjectif voir à l’intersubjectif, c’est faire preuve de laxisme et d’une certaine paresse intellectuelle. La méthode participative telle que menée par la Commission, n’est qu’un artifice pour assurer à son output une certaine légitimité. En fait, la Commission a usé du brainstorming pour ratisser large et dresser une liste exhaustive des idées et réflexions qui sont en rapport avec son objet ; alors que la participation va au-delà d’un
simple brainstorming pour englober toutes les étapes du processus de mise en forme du rapport, y compris sa validation avant de le soumettre à Sa Majesté le Roi.

En clair, en tant que contributeurs, les participants ont un certain droit de regard sur le produit avant qu’il ne soit soumis pour approbation au maître d’ouvrage. Par ailleurs, tout, pour la Commission, est prioritaire à l’exception de la démocratie, de l’industrialisation et des mécanismes de distribution /redistribution (notamment la fiscalité). Le rapport consacre la constitution comme cadre de référence sans insister sur
la nécessité de respecter son esprit dans sa mise en œuvre et sans
approfondir la remarque de certains partis politiques qui ont insisté sur le déphase entre ce qui est consigné dans le texte, approuvé par référendum, et la pratique. En plus, il est resté muette sur les causes de l’incohérence des coalitions gouvernementales qui renvoient notamment au mode de scrutin consacrant l’éclatement du champ politique, et à la constitution qui réserve les orientations stratégiques au conseil des ministres.

Ce sont là des éléments, parmi tant d’autres, qui expliquent l’abstention due au manque de confiance dans le politique en général, et dans les partis, en particulier. Ces derniers sont dans l’incapacité totale d’honorer leurs engagements vis-à-vis des électeurs et se trouvent contraints d’opérer des coalitions contre nature pour constituer une majorité.
Aussi, pour se maintenir et disposer d’une certaine assise, recourent
–ils à des pratiques malsaines (clientélisme, favoritisme, etc.). De ce fait, le changement des mentalités qui ne peut se faire qu’à travers une rupture culturelle, passe nécessairement par la réhabilitation du politique. Réhabilitation qui suppose la suprématie de la loi et une clarification des règles du jeu. Ce qui importe le plus,
est de se débarrasser du « piège à façade »et de briser le « plafond de verre » constituant des freins invisibles à la mise en œuvre d’une démocratie s’exprimant à tous les niveaux. Le comble est que le rapport cherche à consacrer ces freins en s’inscrivant en porte- à-

De ce fait, le changement des mentalités qui ne peut se faire qu’à
travers une rupture culturelle, passe nécessairement par la réhabilitation du politique. Réhabilitation qui suppose la suprématie de la loi et une clarification des règles du jeu. Ce qui importe le plus, est de se débarrasser du « piège à façade »et de briser le « plafond de verre » constituant des freins invisibles à la mise en œuvre d’une démocratie s’exprimant à tous les niveaux. Le comble est que le rapport cherche à consacrer ces freins en s’inscrivant en porte à faux avec les valeurs dont se réclame la Commission. C’est là une des principales contradictions qui se dégagent du projet du NMD. Le Pacte National de Développement (PND) et le mécanisme de suivi préconisés sont de nature à consolider « le « plafond de verre » et à renforcer le « piège à façade ».

La Commission ambitionne d’ériger son projet en PND sur lequel doivent s’engager toutes les composantes agissantes de la société. Or, celui-ci se perd entre modèle de développement et stratégie. Dans son essence, le rapport s’apparente plus à un condensé de recettes couvrant tous les domaines. Il suffit aux partis d’en faire un
livre de chevet, de lire la Fatiha sur la démocratie et entamer leur
reconversion en Agence Nationale de Promotion de l’Emploi
Politique (ANPEP). A cela, bien évidemment, le profil de technocrate sera le plus recherché. En outre, le mécanisme de suivi réduit le gouvernement à sa plus simple expression et lui ôte le peu de poids politique qui lui reste. Le ministre, dans ce cas, serait un haut fonctionnaire de trop. Il n’aura pas à cultiver l’esprit d’initiative ni à faire preuve de créativité, mais tout au plus à veiller à la bonne exécution des tâches qui relèvent de son département. La question de la responsabilité et de la reddition des comptes se poseraient avec acuité. Une autre contradiction, et non des moindres, du projet du NMD. S’agissant de l’industrialisation, elle n’a pas été mise en exergue pour ne pas dire qu’elle a été, purement et simplement, évacuée, du projet du NMD. Et pourtant, toutes les expériences qui ont été reconnues en tant que modèles, ont en fait leur cheval de bataille.

L’industrialisation est un processus constitué de trois composantes interdépendantes à savoir : une école publique de qualité, une R&D dynamique et une industrie innovante. A ce titre, ce processus est multidimensionnel eu égard à la place qu’il accorde à la créativité et à l’innovation et à son impact culturel. Aussi, l’industrialisation est-elle une condition sine qua non pour ancrer le NMD culturellement et socialement, préparer le décollage de l’économie, faire progresser le pays pour s’affranchir du joug du sous-développement et mettre la société sur la trajectoire de la modernité. Certes, le rapport de la commission a abordé les deux premiers éléments dudit processus, mais sans les mettre en perspective et sans en faire des composantes de l’industrialisation. Il s’est contenté de présenter une feuille de route pour réformer l’enseignement sans aucune évaluation de la charte en cours d’application. Il a adopté la
même démarche pour les autres secteurs ainsi que pour l’ouverture
du Maroc sur l’extérieur.

Ce faisant, il a feint ignorer les réformes en cours (Administrative, régionalisation avancée, etc.), les contrats programmes et les accords de libre-échange. En d’autres termes, Il fait table rase de l’existant.
S’agissant des mécanismes de distribution, ils n’ont pas reçu le traitement qu’il faut. Le rapport ne s’est pas attardé sur le système fiscal qui est à la base de la distribution de la richesse créée. En raison de son caractère structurant, ce système mérite une attention particulière eu égard à ses fonctions en tant instrument d’incitation, de réallocation des ressources et d’optimisation de la dépense fiscale d’une part, et comme moyen pour atténuer les inégalités sociales, réduire les disparités régionales, soutenir l’offre et promouvoir la demande, d’autre part.


Quant aux mécanismes de redistribution, la Commission n’a pas jugé utile de distinguer ceux qui contrarient le développement en contribuant à l’aggravation des inégalités, de ceux qui interviennent, en complémentarité avec les mécanismes de distribution, pour une répartition plus équitable des fruits de la croissance. Les premiers englobent, essentiellement, la corruption et les avantages indus générant de la rente (les agréments à titre d’exemple) et découlant de l’interférence entre le politique et l’économique. Les seconds, comptant une multitude d’intervenants publics (organismes de compensation, Entraide nationale, Promotion nationale, Agence de lutte contre la pauvreté, INDH, etc.), privés (associations, sponsoring) et fondations, devraient subir une refonte de fond en comble pour plus de pertinence, d’efficience et d’efficacité.

II- Diagnostic et contours du NMD


Cette deuxième partie sera consacrée aux deux points annoncés au préambule à savoir :
-L’état des lieux de la situation du développement du Maroc ;

-les contours du Nouveau Modèle de Développement (NMD).


II-1- L’état des lieux

Cette section est articulée autour de cinq axes :

1- Des perceptions citoyennes et institutionnelles qui appellent au changement.

De prime abord, il convient de préciser que l’Homme, de par sa
nature, est insatisfait. Il aspire toujours à améliorer son confort et ses
conditions de vie. Dire que les citoyens et les institutions sont pour le
changement, c’est en fait, enfoncer une porte ouverte. Ce qui
importe, ce n’est pas le changement en lui-même, mais la nature de
ce changement. Changer pour ne rien changer, revient, tout
simplement, à reproduire l’existant sous une nouvelle forme. Se limiter à des consultations pour identifier les atouts et faire ressortir les appréhensions, sans évoquer les faiblesses, et sans opérer un diagnostic en bonne et due forme, c’est faire preuve d’une certaine dissimulation. Les consultations comportent une forte
charge subjective et sont souvent entachées du ressenti si ce n’est de
l’idéologique et imprégnées par le contexte d’autant plus que ces
consultations se sont déroulées dans un cadre officiel, sous les
auspices de la commission elle-même.

Au-delà, se pose la question de la représentativité de l’échantillon des citoyens et citoyennes qui ont été appelés à s’exprimer.
L’initiative de se mettre à l’écoute des citoyens est certainement
louable et doit être encouragée pour des raisons évidentes, mais ne
doit à aucun cas occulter l’analyse scientifique et évacuer la réflexion.
Prendre les consultations pour une vérité scientifique, c’est courir le
risque d’une part, de perdre le sens de la nuance et le goût d’aller au
fond des choses et d’autre part, succomber au chant du populisme.
C’est justement là, l’une des faiblesses du rapport de la Commission.
A titre d’illustration, le rapport fait ressortir au premier rang des
atouts reconnus par les différentes consultations, le consensus
général autour de l’institution monarchique « symbole de l’unité de
la nation, garante de la pérennité et de la continuité de l’Etat et
arbitre suprême entre institutions ». Or, la monarchie est une
composante de l’identité du Maroc consacrée par la constitution,
considérée, à juste titre, comme cadre de référence du NMD. La Commission aurait dû reprendre l’article premier de ladite
constitution en vue d’expliciter son premier paragraphe et lui donner
un contenu précis pour en finir avec le débat récurrent entre ceux qui
prônent une monarchie exécutive et ceux qui sont acquis à une
monarchie parlementaire. En fait, la constitution définit la monarchie
marocaine qui, de tradition, est une monarchie exécutive, comme
étant une « monarchie constitutionnelle, démocratique, parlementaire et sociale ». Comment concilier la tradition avec la constitution qui, de l’avis des spécialistes, est une avancée qu’il convient de consolider ? C’est de cette conciliation que dépendrait la
démarche à entreprendre pour se projeter dans l’avenir. Encore une fois, la Commission a privilégié la restitution pour décrire
le réel, en mettant l’accent sur les conséquences sans s’attarder sur
les causes et sans recourir à la démonstration.

Ainsi, Il est question dans le rapport :
– D’un décalage entre l’esprit de la constitution et les promesses
dont elle est porteuse, d’avec la réalité de l’exercice des
pouvoirs sans se préoccuper des causes qui sont à l’origine de
ce décalage ;
– De la perte de confiance dans l’action publique, sur fond de
détérioration de la qualité des services publics et de manque
d’éthique et de probité des gestionnaires de la chose publique.
Rien sur l’origine de cette défiance qui s’exprime également à
l’égard des élites ;
– De la conviction de tous les acteurs, faisant office de
démonstration, que le Maroc a le potentiel d’être une nation
nettement plus développée.


2- Une rétrospective de la trajectoire de développement du
Maroc.


Le rapport fait mention d’avancées réelles dans de nombreux
domaines et montre du doigt la lenteur de la mise en œuvre de
plusieurs réformes majeures souvent entravées par des contraintes
d’opérationnalité. Dans ce cas, pourquoi un nouveau modèle de
développement ? Il suffit de réfléchir à un mécanisme adéquat pour
accélérer le rythme des réformes et éviter au Maroc le coût que génère le changement de modèle. De surcroît, il aurait été bénéfique
que le rapport fasse état de ces réformes qualifiées de majeures. Faut-il rappeler que depuis 1993, les réformes au Maroc se succèdent
sans relâche et à un rythme soutenu au point que dans certains
domaines, on a procédé à la réforme des réformes (cas de
l’enseignement). Sur le plan économique, par exemple, le Maroc s’est
conformé aux recommandations des institutions financières
internationales en procédant à la libéralisation de son économie à
travers la réalisation de trois des quatre réformes majeures
s’inscrivant dans ce cadre. Il s’agit de la réforme du marché des biens
et services, celle du marché financier et bancaire et celle du marché
de change (en cours). Reste le marché du travail. La commission ne
s’est pas prononcée sur sa réforme et n’a pas exprimé son point de
vue sur la flexibilité. Peut- être parce que les différentes
consultations ne l’ont pas abordé ou pour ne pas avoir les syndicats
sur le dos ! Même attitude, la Commission n’a pas jugé utile d’évaluer
ces réformes et d’en juger la pertinence et l’efficacité.

Par ailleurs, la Commission a emprunté à un ancien dirigeant du parti
communiste français, son appréciation du bilan de l’URSS, en
déclarant que le chemin de développement du Maroc est
globalement positif. Elle a, semble-t-il, perdu de vue que cette
appréciation a été démentie par l’histoire et qu’elle relève en fait, de
la langue de bois. Le Maroc a, certes, évolué, mais n’a pas progressé.
Le Maroc d’aujourd’hui n’est pas celui de la fin du siècle dernier
encore moins celui de la fin des années 1950 ; on en convient.

Il a simplement su mettre son sous-développement à niveau pour
accéder aux nouvelles techniques d’information et de
communication, en tant que consommateur, mettant à contribution
la délocalisation de sous-traitance pour se positionner afin de
drainer, autant que faire se peut, une partie des Investissements
Directs Etrangers (IDE) destinés au continent africain. Oui, le Maroc
n’a pas progressé. Les modèles de développement dont il s’est servi
depuis l’indépendance se sont révélés d’une faible force de
propulsion à même de le hisser hors de la sphère du sous-
développement. Ce constat, qui doit nous interpeller pour saisir les
tenants et les aboutissants de la réelle évolution du Maroc, est à
compléter au vu de l’émergence de nouveaux phénomènes qui sont
de nature à peser sur la balance et à compliquer davantage sa
situation.

De ces phénomènes, on retient deux : i) la transition
démographique intervenue très tôt pour profiter du dividende
démographique et anticiper le vieillissement précoce du pays ; ii) le
dérèglement climatique qui est à l’origine d’une sècheresse
récurrente, de la désertification et du stress hydrique. A ces deux phénomènes qui exigent vigilance et proactivité, s’ajoute
un troisième dont on ne peut pas se passer pour se repositionner en
vue de réunir les préalables à une véritable renaissance de la société
marocaine. Il s’agit de la révolution technologique qui a ouvert la voie
à l’émergence de la société du savoir. Celle-ci ne se réduit pas à la
numérisation ou à la digitalisation. Elle va au-delà, opérant une
déconstruction/construction paradigmatique à travers le
repositionnement de l’Homme et la place occupée dorénavant par la
connaissance, en particulier, et le savoir, en général, en tant
qu’avantage comparatif indéniable. Le message, innover ou périr,
que nous a légué Shéhérazade, est plus que jamais d’une actualité
brulante. Sans l’assimilation de ce message, il serait quasiment
impossible pour le Maroc de jouer demain dans la cour des grands, et
de nouer avec la période où il faisait partie du club, très restreint, des
faiseurs de l’histoire.


3-Un bilan mitigé entre acquis et insuffisances

La première remarque qui se dégage à la lecture de cet axe porte sur
l’élan de développement. Comment peut-on écrire que le Maroc n’a
pas pu consolider cet élan alors qu’il ne s’est jamais, réellement,
positionné pour entamer son décollage ?! Le rapport est truffé de ce
type de phraséologies qui relèvent beaucoup plus de l’exercice de
style que d’un sérieux diagnostic. Cela dit, ledit rapport s’est débarrassé de la question de la croissance, en relation avec l’emploi, qui est d’une importance capitale dans le
processus de mise en œuvre du modèle de développement, en lui
consacrant un simple paragraphe d’une vingtaine de lignes. Le
passage du taux de croissance de 4,8% en moyenne annuelle sur la
période 2000-2009 à 3,5% sur la période 2010-2019 puis à 2,8% entre
2018 et 2019, a laissé la commission conclure à « une perte de
vigueur de l’activité économique » sans tenir compte des caprices du
ciel qui rejaillissent sur le rythme de croissance et sans affiner
l’analyse en s’intéressant au taux de croissance hors agriculture.

Cette perte, que la commission a pris pour son compte, en
l’empruntant de la littérature des institutions internationales, sans
s’assurer de sa pertinence et de son degré de corroboration, traduit,
selon les termes du rapport en question, la faiblesse des gains de
productivité et la diversification limitée des ressorts de croissance,
aggravée par les coûts des facteurs, le climat des affaires et les
distorsions générées par le système incitatif public. Là encore, aucun
effort pour affiner l’analyse, faire la part des choses et cerner les
contraintes qui inhibent la création de la richesse. Plus problématique, rien sur l’économie en tant que telle. Aucun
examen perspicace de la nature et de la réalité du champ
économique n’a été livré, lequel champ doit, en principe, se
conjuguer au pluriel. A côté de l’économie formelle, se déploient des économies informelle, sous-terraine, de survie, sociale et solidaire et
illégale.

Il ne s’agit pas d’une économie fragmentée, mais plutôt
d’une économie composite où ces différentes sphères interférentes
donnent naissance à une coexistence inédite d’un ensemble de
modes de production capitaliste et précapitalistes (artisanale, de
survie, de petit commerce etc.). Certes, le capitalisme émerge, mais ne domine pas. En conséquence, il n’imprègne que faiblement les rapports sociaux qui, au demeurant,
restent marqués par les modes de production précapitalistes. C’est
ainsi qu’à la différence des rapports capital – travail qui sont des
rapports marchands, fondés sur la rationalité économique et soumis
à une logique de confrontation et de concurrence, les rapports
précapitalistes font valoir la prédestination et la sanctuarisation
d’une hiérarchie sociale à connotation métaphysique. Cheikh/ Al
Mouride, Cherif/Lamrabet, Lamâalam/ Lamtâalam (Maître- apprenti),
etc. sont autant de variantes de ces rapports traditionnels qui font
obstruction à toute tentative d’émancipation sociétale, agissant en
faveur d’une culture défaitiste et d’une mentalité rétrograde.


Rien sur l’incapacité du formel à : i) intégrer l’informel, ii) circonscrire
l’illégal, iii) mettre à contribution le sous-terrain, iv) faire évoluer
l’économie de survie et v) promouvoir l’économie sociale et solidaire.

Cette incapacité se manifeste dans : i) sa faible capacité d’absorption
de l’offre d’emploi dont regorge le marché du travail. Sans l’apport
des autres économies, le taux de chômage structurel crèverait le
plafond ; ii) la nature de sa croissance qui, en somme, laisse à désirer
eu égard à sa qualité liée à sa faible valeur ajoutée et à son niveau.
Une économie à la marocaine, qui est une économie extensive, par
comparaison à l’économie développée qui, en somme, est une
économie intensive, devrait générer un taux de croissance à deux
chiffres et des postes d’emploi à la pelle.
Contrairement à l’idée avancée par le rapport selon laquelle le taux
de chômage des diplômés s’explique par le maintien des filières
universitaires qui ne forment pas aux compétences et besoins
demandés par le marché du travail (p. 31), la cause principale du
chômage des diplômés réside dans l’incapacité de l’économie à
consommer de la matière grise et à améliorer son taux
d’encadrement.

Faut-il rappeler à nos amis de la Commission que : -notre tissu économique est constitué par plus de 90% de très petites et petites entreprises ; – le formel n’emploie qu’un peu plus du quart de la population active, part qui est à peine supérieure à celle de l’informel ; – plus on prolonge les études plus on réduit les chances de trouver du
travail. Cela dit, la Commission a une conception étriquée de l’université et
semble réduire la mission de l’enseignement supérieur à la formation
des profils en adéquation avec le marché du travail. Dans ce cas, il
faut rattacher l’université à l’OFPPT dont, au demeurant, le taux de
chômage de ses lauréats est, paradoxalement, supérieur à celui des
diplômés universitaires ; fermer les facultés qui « fabriquent le
chômage de haute gamme » telles que les facultés de lettres et des
sciences ; revoir le contenu de certaines disciplines et matières
comme celui de la science économique en faveur des techniques de
gestion (management, marketing, etc.) et ramener la durée du cursus
universitaire à trois ou quatre années !

Que la Commission se ressaisisse et passe en revue les cv de ses
propres membres pour comprendre que la mission de l’université est
d’une importance telle qu’elle dépasse ce dont a besoin l’entreprise.
Le romancier, le philosophe, le peintre, le chanteur, l’athlète et le
clown, autant de métiers dont l’entreprise n’a pas besoin, mais dont
la société ne peut s’en passer.
L’université est antérieure à l’entreprise. Elle a été conçue pour
développer le savoir, assurer, tout en améliorant d’une manière
constante, la capacité d’agir de l’Homme et servir, in fine, la société
dont l’entreprise n’est qu’une composante. Aussi, l’université
accomplit-elle une mission de formation générale dispensant savoirs
et savoir-faire nécessaires à l’insertion dans la société. A ce titre, elle
joue un rôle spécifique en dispensant un enseignement qui n’est
assortie d’aucune restriction et en développant une recherche sans
contraintes si ce n’est celles académiques. Parallèlement, elle
contribue à la consolidation de l’autoréflexion de la société qui est,
en somme, un facteur indispensable pour son émancipation et
constitue un cadre propice à la confrontation d’idées. L’université est
à la société ce que l’immobilier est à l’économie. Quand l’immobilier
va tout va et « Quand l’université bouge tout bouge ».

Bref, le rôle de l’université est d’autant plus important qu’il ne faut pas le réduire à une question d’adéquation ou d’inadéquation de la formation dispensée. Exiger de l’université de se recentrer sur l’insertion professionnelle comme objectif ultime ou, plus exactement, comme cœur de son métier, revient à favoriser le court terme et à la détourner de ses missions tout en lui confiant une responsabilité qu’elle ne saurait assumer, à savoir imaginer les emplois de demain, tâche déjà combien ardue pour les économistes et les responsables de la prospective des grands secteurs d’activité.

-Enfin, rien sur le comportement tendanciel du Privé. Marqué par l’attentisme, le Privé a tendance à privilégier la démarche patrimoniale au détriment de la démarche entrepreneuriale, en chosifiant l’entreprise et en favorisant la culture de « lahmouz ».

Cette tendance l’empêche, dans une large mesure, à prendre le relai
et à se mettre en position de conduire le changement et de piloter le
décollage de l’économie. Presque trente ans se sont écoulés depuis
que le Maroc a engagé le processus de libéralisation de son économie
et s’est mis aux ordres du Privé et pourtant, celui-ci ne semble pas
prêt à se substituer à l’Etat. Il faut arrêter de prendre des vessies pour des lanternes. Que les institutions financières internationales prônent l’économie du
marché, recommandent « moins d’Etat » et portent le Privé en
triomphe, on en convient. Elles sont dans leur rôle en tant
qu’instruments au service d’une perception étriquée de l’économie.
Mais, que des experts marocains reprennent la même rhétorique
alors que la réalité est tout autre, cela sent le politiquement correct. On n’est pas contre le Privé, loin s’en faut. Néanmoins, nous dénonçons sa tendance à nuire à la marche de l’économie, à l’empêcher à se restructurer en profitant du laxisme du Public, et à
consacrer son caractère composite. C’est le Privé qui anime
l’informel ; c’est lui qui dissimule une partie de son chiffre d’affaires
en mettant à contribution la technique du Noir notamment, qui se
dérobe du paiement de l’IS (plus de 60% des entreprises relevant du
formel déclarent annuellement un déficit), qui ne respecte pas le
droit du travail ( plus de 50% des conflits au sein de l’entreprise sont
dus au comportement de la direction), qui ne s’abstient pas à
déclarer seulement une partie de son effectif, qui ne tient pas au
SMIG et au travail décent, etc. C’est un secret de polichinelle que le
Capital s’accommode de tous les régimes et de toutes les situations,
pourvu que ses intérêts soient sauvegardés.

Les mesures entreprises destinées notamment à améliorer le climat
des affaires sont louables, mais ne sont pas suffisantes pour
renverser la vapeur. On ne décrète pas le changement, on le
construit. C’est un travail de longue haleine qui exige de la patience,
d’autant plus que le « nouveau » peine toujours à émerger et
l’« ancien » résiste, de la persévérance pour secouer le cocotier
culturel et faire déplacer les mentalités et de l’audace pour se
remettre en cause et surmonter la difficulté qui « ne réside pas tant
dans le fait de concevoir de nouvelles idées que d’échapper aux
anciennes » (J.M. Keynes).
Nous aurions souhaité que le Privé marocain rivalise avec le Privé des
nations développées et prenne à bras- le- corps le développement du
pays ; mais la plus belle femme du monde ne peut donner que ce
qu’elle a.

Comment, donc, faire émerger un Privé entreprenant,
disposé à prendre la relève dans les domaines de sa prédilection et à
co-piloter, avec un Etat rénové, l’avion- Maroc ?

C’est de la réponse à cette question que dépendra la réussite du modèle de
développement qu’il soit d’obédience libérale ou socio-démocrate.
Cette réponse qui devrait déboucher sur le renversement de la
vapeur, exige :

1-Des prérequis dont en particulier : i) la consécration de la
suprématie de la loi ; ii) la non- interférence du politique et de
l’économique ; iii) l’asséchement des sources de rente, iv) le
renforcement de la concurrence pour couvrir les activités qui s’y
prêtent et que le monopole ou l’entente ont verrouillées, v)
l’accompagnement (on ne saura trop y insister) de l’informel pour
améliorer sa productivité à travers, notamment, l’organisation des
petits métiers et des activités de survie (marchands ambulants,
Farracha, etc.), l’augmentation de sa valeur ajouté tout en la rendant
visible pour que la comptabilité nationale arrive à la capter .

2-Un partenariat public-privé entre le grand capital privé et les
grands organismes publics
, à l’instar de l’OCP et de la CDG, pour : i)
intensifier le processus d’industrialisation tel que nous l’avons défini
ci-dessus ; ii) mettre sur les rails des locomotives auxquelles il faut
arrimer les très petites et petites unités en les incitant d’une part, à
se constituer en réseaux pour disposer de la taille critique, de nature
à les rendre plus concurrentielles et plus compétitives et d’autre part,
à mutualiser les fonctions transversales pour optimiser les ressources
et maîtriser les coûts.
4-Des nœuds systémiques et des freins au développement.

Enfin, il ressort du rapport que les vulnérabilités sont « bien connues
et ont pour la plupart fait l’objet de mesures, projets ou lois visant
leur résorption sans pour autant atteindre les résultats escomptés ».
A vrai dire, il s’agit des vulnérabilités identifiées par la Commission en
portant son éclairage sur l’action publique uniquement tout en
négligeant la réalité économique qui reste une réalité complexe.
Aussi, les nœuds systémiques et freins au développement retenus,
portent-ils sur cette action et plus particulièrement, sur son faible
rendement. La nuance est de taille : c’est l’action publique dans sa
dimension opérationnelle et non dans sa dimension conceptuelle, qui
est montrée du doigt. Une telle assertion est sujette à caution.
Prenons les réformes économiques engagées depuis 1993, sous les
auspices du FMI qui, dans ses différents rapports, a loué les efforts
du Maroc et l’a incité à les poursuivre et pourtant, trente ans après,
les résultats escomptés ne sont pas là. A noter qu’une telle durée est
largement suffisante pour accéder au club des développés (cas de la
Corée du sud et de la Chine).

De deux choses l’une, ou bien le taux de corroboration des réformes entreprises est très faible et dans ce cas, on ne peut que remettre en cause la pertinence de ces réformes et
partant, renégocier notre partenariat avec les institutions financières
internationales instigatrices de ces réformes, sur de nouvelles bases ;
ou bien le FMI se trompait dans son évaluation soit par inadvertance,
ce qui nous semble improbable, soit sciemment pour ne pas se
démentir et dans ce cas-là, on ne peut que regretter le
comportement d’une institution aussi prestigieuse. Par ailleurs, reproduits en redondance supplémentaire dans une démarche d’orchestration mettant sur la sellette le politique, les 4 nœuds d’ordre systémique pris ensemble, creusent, selon la
Commission, le décalage entre les promesses des politiques
publiques et le vécu quotidien des citoyens, alimentent l’illisibilité du
cap et la perte de confiance dans les institutions.

Cette conclusion, gagnerait à être nuancée pour ne pas dire revue à l’aune des
éléments suivants :

i- le vécu quotidien des citoyens ne peut être retenu comme paramètre de jaugeage de l’action publique.

Les politiques suivies depuis l’entrée en vigueur du Programme d’Ajustement Structurel
(PAS), en 1983, ont tourné le dos aux citoyens tout en leur faisant
supporter le coût de la mise en œuvre de ses réformes. La Covid-19
est témoin du ravage social causé par cette action. Presque les 2/3
des marocains vivent dans une situation, le moins que l’on puisse en
dire, préoccupante. Ce ne sont pas les classes à faible revenu
seulement qui souffrent de l’action publique ; c’est aussi la classe
moyenne qui a vu son pouvoir d’achat s’éroder. La manière dont les
hydrocarbures ont été décompensés dit long sur les motifs qui
animent ladite action et qui n’ont de social que le nom. Les politiques subsidiaires à connotation sociale destinées à atténuer les « effets collatéraux » de l’action publique ont, certes, drainé suffisamment de ressources et mobilisé une kyrielle d’intervenants
pour, in fine, alimenter le ressentiment et entretenir la défiance.

La raison, ces politiques sont conçues pour détourner les regards et
poursuivre la même action tout en cherchant à se faire bonne
conscience. En fait, les promesses n’engagent que ceux qui y croient
par naïveté, aliénation ou ignorance. Comment peut-on parler des
promesses politiques en rapport avec le vécu des citoyens alors que
les Pouvoirs publics privilégient le comptable sur le social et
sacralisent les équilibres macroéconomiques (article 77 de la
constitution) ? Encore une fois, la Covid-19 a montré l’impertinence
de cette démarche et a apporté un démenti cinglant à ce type de
règles comptables. S’il y a des équilibres à sauvegarder et à en faire
un principe sacro-saint, c’est bien les équilibres sociétal et social.

ii-L ’illisibilité du cap.

Comment qualifier ainsi, une chose qui n’est pas
clairement définie ? Passons, le rapport est parsemé de notions et
concepts de ce type, que la Commission n’a pas pris la peine de
définir. Le cap de l’action gouvernementale est une chimère. Ce n’est pas
parce que le gouvernement est tenu à se conformer aux dispositions
constitutionnelles en faisant, lors de son investiture, une déclaration
programmatique, qu’il se fixe un cap. Cet exercice n’est, plus ou
moins, qu’une tradition parlementaire annonçant, d’une manière
solennelle, l’entrée en fonction du gouvernement. Faut-il rappeler
que cette déclaration est une déclinaison des orientations
stratégiques qui ne sont pas du domaine du gouvernement et que
celui-ci peut être amené à la reconsidérer dans les faits, pour intégrer
de nouvelles orientations ou ouvrir de nouveaux chantiers qu’il n’a
pas prévus. Ce n’est pas le gouvernement qui a annoncé
l’essoufflement du modèle de développement. A quelques semaines
de cette annonce, des membres du gouvernement, de l’époque,
faisaient encore l’éloge de ce modèle. Ce n’est pas, non plus, le
gouvernement qui s’est rendu compte des biens fait de l’immatériel ou qui a décidé de généraliser la protection sociale et de vacciner
gratuitement toute la population y compris les résidents. Le gouvernement navigue à vue. Croire qu’il a un cap, c’est se mettre en porte-à-faux avec les dispositions constitutionnelles.

iii) La question de la confiance.

La Commission a braqué ses projecteurs sur la dégradation des rapports des citoyens avec le politique, en mettant en exergue la perte de confiance dans l’action
publique, en particulier, et dans les institutions, en général. Mais, elle
a passé sous silence la perception qu’a le citoyen de l’entreprise, la
mauvaise presse qu’a l’homme d’affaires, assimilé, souvent, à « moul
ch’kara » et les appréhensions qui marquent les rapports sociaux en
général. Bref, la Commission ne s’est pas rendue compte que la
défiance ne se limite pas à un seul type de rapports ; mais qu’elle
s’est généralisée pour couvrir l’ensemble des rapports qui animent la
société. On doit comprendre qu’on vit dans une société de défiance
qui exige des élites un travail sur elles-mêmes comme préalable à
l’enclenchement du processus de destruction/construction de la
société. Pour que l’action publique ait des retombées positives sur le vécu des
citoyens, il faut qu’elle soit revue pour servir le sociétal et
promouvoir le social à l’aune de la centralité du citoyen. Dans ce
cadre, des signes forts sur l’engagement de l’élite agissante à changer
de logiciel, s’imposent pour rassurer les citoyens et entamer, en
conséquence, l’exploration des pistes de reconstruction de la
confiance. Parmi ces pistes, l’exemplarité reste le déterminant en
dernier ressort de ce changement. Une société, comme la marocaine,
fortement marquée par l’oralité, donnant de l’importance à la
« parole » et où la religiosité est vivace, accorde à l’exemplarité un
rôle primordial dans sa conduite de tous les jours. A ce titre, « Al
aâma » (العامة) réajuste son comportement en fonction du
comportement d’« Al khassa » (الخاصة) conformément à l’adage : . « الناس على أخلاق رؤسائها » En guise de conclusion, le rapport de la Commission livre un
diagnostic incomplet, orienté et plus descriptif qu’analytique. Il est
incomplet puisqu’il s’est focalisé sur les politiques publiques sans
allouer l’importance nécessaire à l’économie en tant que telle et sans
s’inscrire, clairement, dans la mission assignée à la Commission,
comme il est constaté ci-dessous, en restant muet sur le modèle de
développement à remplacer. Il est orienté dans la mesure où il s’est attaché, essentiellement, à l’action publique qui est, en somme, déterminée par les rapports de
forces et soumise aux contraintes externes. Le rapport a évacué,
purement et simplement, et ces rapports et ces contraintes. Ces omissions, pour ne pas les qualifier autrement, ont amené la
Commission à s’appuyer sur le descriptif et à privilégier les
contributions des participants aux ateliers de brainstorming au point
où nous nous sommes interrogés sur son apport par comparaison aux
rapports publiés par des institutions notamment, le rapport de la
Banque Mondiale consacré au Maroc à l’horizon 2040. Cette question
fera l’objet du dernier point de cette contribution.


II-2- Les contours d’un Nouveau Modèle de Développement

Avant de se pencher sur les contours du NMD, la Commission a fait
une digression en consacrant la deuxième partie de son rapport à des
éléments de projection et de prospection à horizon 2035. Ces
éléments sont du domaine du social et non du sociétal. En ce sens,
qu’ils relèvent de la variable que traduit la diversité, en termes
philosophique et idéologique et non du constant que constitue le
cadre du déploiement de ces éléments, en l’occurrence le modèle de
développement. Autrement dit, le social est consubstantiel à la
stratégie et donc, à la manière de faire progresser la société. En
revanche, le sociétal assure les conditions de mise en œuvre de cette
stratégie en prenant en charge le comment vivre ensemble. Cette nuance a échappé à la Commission en raison de sa perception
déroutante du modèle de développement qui gagnerait à être
simplifiée.

Pour la commission, le modèle est à la fois : « Une nouvelle approche, centrée sur la satisfaction des besoins des citoyens » ; « Une ambition qui définit le cap et donne la direction et mobilise tous
les acteurs autour d’un projet collectif et fédérateur et d’objectifs
claires et réalisables » ; « Un référentiel de développement (…) fondé sur une nouvelle
doctrine organisationnelle autour du rôle de l’Etat et sur une
clarification des interactions, principes d’action et responsabilités des
acteurs. Ce référentiel inclut également un dispositif de pilotage
stratégique et de conduite de changement » ; « Des choix et des orientations stratégiques pour atteindre l’ambition
nationale proposée, en cohérence avec l’ambition et le nouveau
référentiel, dans les domaines de l’économie, du capital humain, de
l’inclusion, et de développement des territoires ».
En fait, la définition du modèle est problématique, en raison de son
ambiguïté et de ses multiples usages (cf. modèles de développement
et expérience marocaine » -CERAB).

Elle exige un effort de clarification, voire même de simplification en faisant appel, s’il le
faut, à la pédagogie pour qu’elle soit accessible à tous et plus
particulièrement, aux membres et interlocuteurs de la Commission.
Or, cette dernière n’a fait qu’entretenir l’ambiguïté en prenant les
trois dernières définitions en tant que « composantes
interdépendantes et complémentaires, (formant) dans leur ensemble
un système cohérent et intégré, susceptible d’accélérer la transition
du Maroc vers un nouvel équilibre créateur de davantage de valeur
économique, sociale et institutionnelle ». Que la commission
s’adonne à un simple exercice en demandant à chacun de ses
membres de dire le modèle en fonction de ce qu’il a compris de cette
définition. Il n’est pas exclu qu’on aura autant de réponses
différentes qu’on a de membres de cette instance. Que dire des
réponses de ses interlocuteurs.
Cette ambiguïté se vérifie à d’autres niveaux. Prenons, à titre
d’illustration, trois exemples.
Premier exemple :
On lit, page 49 du rapport, :« Les aspirations des marocains
traduisent la profondeur et l’immensité de l’œuvre de transformation
à mener pour mettre en place un NMD porteur d’espoir et de
confiance ».
Il ressort de cette assertion que la mise en place du NMD dépend de
« l’œuvre de transformation à mener » et suppose, en principe, une
période de transition. En quoi consiste cette œuvre ? Combien doit
durer la transition ? Quel sens donner au NMD une fois « l’œuvre de
transformation » consubstantielle aux aspirations des marocains,
réalisée ?
Ces questions sont d’autant plus importantes que l’ambition, telle
qu’elle est définie, dans la même page, ne fait qu’entretenir la
confusion. « En 2035, le Maroc est un pays démocratique, où toutes
et tous sont en pleine capacité de prendre en main leur devenir et de
libérer leur potentiel, de vivre en dignité au sein d’une société
ouverte, diverse, juste et équitable. C’est un pays créateur de valeur,
qui fructifie ses potentialités de manière durable, partagée et
responsable. Capitalisant sur ses progrès significatifs à l’échelle
nationale, le Maroc s’érige en puissance régionale exemplaire, à
l’avant-garde des grands défis qui interpellent le monde ». Cette ambition est approchée par la Commission, comme une
déclinaison du NMD. Faut-il comprendre par là qu’on ne doit parler
de NMD qu’en 2035, lorsque cette ambition sera réalisée ? Est-ce-
que le temps qui nous sépare de cette date fatidique relève de la
transition qui sera consacrée à « l’œuvre de transformation à
mener » ? !
C’est vrai que la vocation de l’ambition « est de mobiliser et de
donner espoir en l’avenir » « sans être (pour autant) utopique » ;
mais c’est encore plus vrai que l’ambition ne peut être « à la fois
forte, raisonnée et aspirationnelle » que si elle est alimentée par une
vision et adossée à une utopie. Celle-ci « est à l’horizon. (Nous)
approchons de deux pas ; elle s’éloigne de deux pas. (Nous) faisons
encore 10 pas et elle s’éloigne de 10 pas encore. (Nous) aurons beau
avancer, (nous) ne l’atteindrons jamais. A quoi sert donc, l’utopie ?
Elle sert à cela : continuer à marcher » (Eduard Galeano).

Deuxième exemple :

Par ailleurs, la Commission s’est basée dans l’élaboration des
« éléments de projection et de prospection à horizon 2035 » sur la
constitution comme cadre référentiel. Seulement, elle a omis de
reprendre la remarque des partis qui ont attiré son attention sur le
déphasage de la constitution telle qu’elle a été promulguée et sa
version qui se dégage de sa déclinaison dans la pratique, pour se
prononcer sur ce décalage et préciser, en conséquence, laquelle des
deux versions est à retenir en tant que référence. Comment, dans ce
cas, peut-on « mobiliser tous les acteurs autour d’un projet collectif
et fédérateur », alors que le cadre de référence pose problème ?

Troisième exemple :
Le rapport précise que « la complexité croissante du monde et des
défis auxquels le Maroc se trouve confronté rend urgent d’apporter
des réponses qui ne renvoient pas simplement à un nouveau
diagnostic (…), mais à une nouvelle méthode de développement (…)
Le nouveau référentiel de développement est une réponse à cette
problématique (…) Ce changement de référentiel et de « méthode »
conditionne l’atteinte de l’ambition proposée par le NMD(…) Ce
nouveau référentiel de développement (…) se focalise davantage
sur les façons de faire , sur la manière de conduire le développement,
et sur les capacités et moyens pour mieux faire ». Comment
échapper à cet imbroglio et mettre en perspective toutes ces notions
pour saisir au juste, le sens du NMD ? Nous n’insisterons jamais assez sur le fait que ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément. Ce
n’est pas le cas du NMD. C’est un projet, le moins que l’on puisse en
dire, mal conçu pour l’application et mérite d’être redessiné faute de
quoi le risque de ratage l’emporterait. Force est de constater que le rapport a repris, semble-t-il, tout ce qui a été consigné par les rapporteurs de la Commission lors des séances du brainstorming au point que l’impression qui se dégage de sa
lecture laisse penser qu’on est en présence d’un bazar où on trouve
quasiment du tout, même des ingrédients du modèle de
développement, sauf deux choses , en particulier, le modèle lui-
même qu’on attendait ainsi livré clés en main et celui qu’il est question de remplacer en raison de son essoufflement.

Comment peut-on prôner le changement sans identifier ce qu’on veut
changer ? Comment parler du nouveau sans un mot au sujet de
l’ancien considéré comme périmé ?
Ce n’est pas par hasard si le rapport a évité d’aborder le « périmé ».
C’est pour ne pas voir la réalité telle qu’elle est et non telle qu’elle a
été apportée à la Commission. Le Maroc connait, depuis presque
trente ans, un paradoxe qui l’empêche à prendre de l’élan. Le
dévoiler, c’est remettre en question la démarche de la Commission
qui a préféré ne pas soulever un lièvre ; c’est rendre compte de l’une
des principales raisons des faiblesses et limites du rapport. C’est
enfin, mettre la Commission dans l’embarras dont le rapport laisse
penser qu’elle réinvente la roue. Rien sur les modèles de développement qui ont fait leur preuve (l’industrie industrialisante, Industrialisation par substitution à
l’importation, etc.). Rien sur les modèles de croissance (Solow,
Endogène, Régulationnistes, et.). Rien sur le lien entre les deux types
de modèles et partant, rien sur le rapport entre croissance et
développement. Ce vide en dit long sur la manière dont le rapport
perçoit le NMD. Le combler, c’est courir le risque de mettre en
exergue le paradoxe susmentionné.

Le Maroc a expérimenté, ou du moins, s’est inspiré de certains modèles de développement. Il a penché, en 1959, en faveur de
l’« industrie industrialisante » portée par le secteur public. Cette
expérience n’a pas fait long feu bien qu’elle ait marqué
significativement par son emprunte l’économie nationale. A partir de
1965 et jusqu’à 1978, il a été séduit beaucoup plus par la
« substitution à l’importation » tout en s’engageant timidement dans
ce sens et en réajustant le rôle du secteur public pour combler les
défaillances du Privé. La crise de la dette souveraine l’a amené à
décréter une pause de deux ans pour finalement adopter le
programme d’ajustement structurel de 1983 à 1993. Au niveau de la croissance, elle est tirée, depuis 1956, par la demande interne et l’investissement public avec néanmoins, un
fléchissement à partir de 1993 suite à l’adoption du modèle de
croissance néolibéral en tant que cadre de référence de la politique
économique. Ainsi, le modèle de croissance généré par l’économie,
qu’on peut qualifier de modèle de croissance par défaut, a, depuis,
perdu sa prééminence, et ne peut plus compter sur la politique
économique, loin s’en faut. Celle-ci a tendance à le contrarier en
s’inscrivant dans une démarche néolibérale et en agissant en faveur
d’un modèle qui lui est diamétralement opposé.


Ce modèle fait la part belle au Privé, exige le « moins d’Etat », incite à
rendre le pays attractif pour attirer le capital étranger et
recommande l’ouverture tous azimuts pour mettre à contribution la
demande externe. En clair, il privilégie la spontanéité que traduit le
marché, au détriment du volontarisme que symbolise l’Etat, pour
assurer l’équilibre du plein emploi. De ce fait, toute théorie basée sur
une hypothèse autre que l’hypothèse selon laquelle toute économie
est par définition une économie de plein emploi pourvu qu’on ne
perturbe pas la main invisible et qu’on ne change pas les conditions
initiales, est condamnable. Le sous-emploi ou le sous-développement
/développement, sont à bannir en raison de leur taux de nuisance à
même de perturber le naturel et de contrarier le normal que
symbolise la maxime de Vincent de Gournay : »laissez
faire, laissez passer, le monde va de lui-même ». Ainsi, le
keynésianisme est une hérésie au même titre que le marxisme.

Le paradoxe, que représente la « coexistence » des deux modèles antinomiques faisant de l’expérience marocaine, une expérience inédite, s’ajoute au caractère composite de l’économie marocaine pour peser sur le niveau de la croissance ainsi que sur sa qualité. La demande interne est pour une partie captée par le « reste du monde » à cause de l’ouverture non maîtrisée et de la faible compétitivité de l’économie. En plus, toute mesure destinée à élargir la demande effective à travers le renforcement du pouvoir d’achat n’est pas toujours vu de bon œil par Bank Al-Maghrib. Forte de son autonomie, cette institution fait valoir l’orthodoxie monétaire en ramenant la politique monétaire à une question de maîtrise de l’inflation. Le taux de celle-ci qui se trouve, depuis plus de deux décennies, à un niveau relativement faible ne dépassant pas 2% en moyenne, résulte de la conjugaison de deux phénomènes : la faiblesse de la demande et l’incapacité relative de l’économie à faire
face à la concurrence des produits importés.


Cette autonomie qui prive le gouvernement d’un levier aussi
important que le levier monétaire, combinée aux recommandations des institutions financières quant à la conduite de la politique budgétaire, est problématique dans la mesure où la marge de manœuvre du gouvernement que lui a conféré la constitution s’est réduite comme une peau de chagrin. L’autonomie de Bank Al-
Maghrib ou la contrainte externe, n’ont pas reçu l’importance
nécessaire par la Commission chargée de l’élaboration d’un NMD. Par ailleurs, le faible retour sur investissement pour un taux d’investissement aussi élevé que celui enregistré par le Maroc (plus de 30%), s’explique, justement, par le paradoxe susmentionné.
L’infrastructure dont le développement est, certes, nécessaire, est
largement privilégiée par rapport à l’investissement productif, et
pour cause. La préoccupation majeure de l’Etat, eu égard au
référentiel de la politique économique, demeure l’attractivité du pays. Aussi, le modèle de croissance par défaut se trouve-t-il contrarié.

Comment sortir de ce paradoxe ? Quel est le modèle à remplacer : celui existant par défaut qui créé de la richesse ou celui de référence de la politique économique qui contrarie la création de cette richesse ? Faut-il remplacer les deux ? Ce sont là des questions de fond sur lesquelles le rapport de la Commission a fait l’impasse. Enfin, une question s’impose d’elle-même : en quoi le rapport de la commission spéciale chargée de l’élaboration d’un NMD diffère-t-il des rapports qui se sont penchés, plus ou moins, sur le même objet à l’instar de celui de la Banque Mondiale (BM) consacré au Maroc à l’horizon 2040 ?


III- En quoi le rapport de la Commission diffère-t-il du rapport de la BM ?


Les deux rapports se divisent, grosso modo, en deux parties : une
positive, consacrée au diagnostic, et l’autre normative avec,
néanmoins, une nuance de taille. La première partie du rapport de la
Commission est foncièrement descriptive par comparaison à celle du
rapport de la BM qui, en somme, est beaucoup plus analytique (cf.la
Banque Mondiale et le syndrome de la tutelle : cas du Maroc-CERAB-
2018). La Commission s’est limitée à restituer ce que lui a été dit
alors que la BM a repris les analyses et réflexions développées en
interne, en particulier, par des économistes marocains. Dans les deux
cas, la première partie, relevant du déjà vu, s’est focalisée sur le volet
des politiques publiques et n’a réellement accordé que peu d’intérêt
au volet de l’économie.
S’agissant de la partie normative, le rapport de la BM est plus fluide,
plus concis et partant, plus accessible que celui de la Commission qui
est trop chargé et dont le style manque de relief, fait usage de
termes et de notions qui gagneraient à être tirés au clair et des
phrases pompeuses rendant la lecture plus ardue et le rapport plutôt
rebutant.
Cette différence de style s’explique, entre autres, par une différence
beaucoup plus importante. La BM avance à visage découvert prônant
le néolibéralisme et se faisant l’apôtre du « tout marché ».
Cependant, elle prêche le vrai (première partie) pour accréditer le
faux (recommandations). A cet effet, elle persiste et signe en
préconisant la fuite en avant. En tout état de cause, la BM est dans
son rôle et dispose de moyens pour se faire entendre. Son mérite est
qu’elle n’hésite pas à se mettre à nu. En revanche, la Commission
semble adepte d’Attakia (التقية). Son rapport ne fait nullement mention des fondements théoriques de son NMD et s’est efforcé à brouiller les pistes sur ses soubassements idéologiques. Une autre différence entre les deux rapports et non des moindres,
réside dans l’audace dont a fait preuve la BM.

Par comparaison à la Commission, elle a osé insister sur la mise en œuvre rapide et
complète de « l’esprit et des principes de la constitution de 2011 » et
se prononcer en faveur de l’émergence de nouvelles forces « sur
lesquelles on devrait s’appuyer pour favoriser un nouvel équilibre
dans la société ». Cela dit, les deux rapports convergent quant aux résultats escomptés.
La mise en œuvre de ce qu’ils préconisent, débouchent, au mieux, sur
une mise à niveau du sous-développement. A l’horizon 2035, le
Maroc accéderait au cercle des pays à revenu intermédiaire en
pariant sur le cheval du NMD. S’il appliquait à la lettre la
pharmacopée de la BM, son PIB/h atteindrait, à l’horizon 2040, 45%
du PIB moyen des pays de l’Europe du sud. Vingt ans (ou même
15ans) ne sont-ils pas suffisants pour frapper à la porte du club des
avancés ? Ceux qui ont pu, dans un laps de temps comparable,
décoller à l’instar des Coréens du sud, des chinois ou des
singapouriens, sont –ils plus doués que les marocains ? Comment
expliquer que ces nations ont trouvé le chemin du développement
alors que notre pays continue à tourner en rond ? En guise de conclusion, le modèle est en fait, l’expression d’une expérience réussie dont on peut s’inspirer. On parle de modèles suisse, chinois, allemand ou coréen du sud ; mais on ne parle pas de
modèles somalien, libyen ou égyptien. Pour faire simple, le modèle,
n’est modèle que s’il est fascinant, séduisant et d’une exemplarité
avérée. Ces éléments se combinent avec l’authenticité, l’originalité,
la spécificité et la créativité pour constituer ses principales
caractéristiques.

Le modèle ne se décrété pas : il se construit dans l’action d’une
manière non-linéaire. C’est en fait, une construction historique qui
exige d’être renouvelée en permanence. C’est un chantier ouvert. Le
modèle n’est jamais acquis définitivement. C’est une conquête en
permanence. Bien entendu, une expérience est une aventure où s’entremêlent le
probable, l’incertain et l’imprévisible. Elle peut réussir comme elle
peut échouer. Il va de soi de la réfléchir avant de l’entamer et de
réunir les conditions de sa réussite pour en faire un modèle. A cet
effet, elle peut faire l’objet d’une maquette comme elle peut être
simulée. Dans ce cadre, le modèle, est une fusée à trois étages :
l’appartenance, la cohésion sociale et le rayonnement. Son
lancement comme sa mise en orbite pour donner un sens au « vivre
ensemble » est tributaire du degré d’engagement des élément composant cet « ensemble » et de la manière dont sont soudés les trois étages.


Premier étage : raffermissement de l’appartenance


Cet étage est constitué de deux compartiments :

1- Le culturel

Il porte sur : –un contrat social alliant l’utilité à la justice, au vu de « ce que le droit
permet avec ce que l’intérêt prescrit », sur la base d’une association
des éléments de l’« ensemble »et non sur leur agrégation tout en
tenant compte du fait que « le plus fort n’est jamais assez fort pour
être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et
l’obéissance en devoir » et en gardant à l’esprit que « si l’opposition
des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des
sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu
possible » ; accord favorisé par ce qu’ils ont de commun à même de
canaliser leur opposition et désamorcer sa charge de violence.
C’est justement sur ce commun que s’appuie ledit contrat pour
permettre à « l’opposition des intérêts » de s’exprimer
pacifiquement et aux contradictions générées par les rapports
sociaux de se déployer dans la limite de ce qu’elles produisent
comme dynamique sociale. Ce contrat est à l’origine de ce que Rousseau appelle « la personne publique ». Assimilée à l’Etat « quand il est passif, Souverain quand il
est actif, Puissance en le comparant à ses semblables », cette
personne, à trois dimensions, fait partie des questions fondamentales
relevant dudit contrat. Bref, le pacte social dans son essence, « se réduit aux termes
suivants : Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa
puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous
recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du
tout ». Il va sans dire que le pacte constitue un avantage indéniable pour
chaque membre de la collectivité. « Ses facultés s’exercent et se
développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent,
son âme tout entière s’élève ».
-Une culture conséquente.

Le contrat social ne peut produire ses effets que s’il est suffisamment ancré culturellement. Il ne suffit pas de la volonté pour le mettre en exécution encore faut-il de la bonne intention pour respecter son esprit et veiller à ce que l’explicite ne
soit pas trahi par l’implicite. On ne le répètera jamais assez, le contrat
social s’écrit, in fine, non pas politiquement, mais culturellement. De
ce fait, la condition sine qua non pour le réussir est de neutraliser les
rapports de force en privilégiant le sociétal sur le social (ou le
catégoriel) et en faisant valoir le consensus fort. Il ne faut pas chasser
ces rapports pour qu’ils reviennent en galop à travers le consensus
mou. Celui-ci est une manière de sauver les apparences et de soigner
la façade. Il relève de la culture du paraître qui est, en somme, une
culture contreproductive d’essence conservatrice.
L’exemplarité, la méritocratie, l’empathie, l’abnégation et le sens de
responsabilité, sont autant de valeurs qu’exige le contrat social pour
son ancrage culturel en vue de consolider les bases de la société de
confiance et de faire retrouver à la « parole » sa voix. – Une utopie.
L’utopie est une nécessité sociétale pour raffermir l’appartenance et
donner un sens au « vivre ensemble ». Elle alimente le rêve collectif,
canalise le rêve individuel, entretien l’espoir, renforce davantage la
confiance et offre à la société un idéal qui ne peut que consacrer
l’appartenance. Bref, l’utopie donne de l’énergie pour aller de l’avant
tout en indiquant la direction.


2- L’institutionnel


Ce deuxième compartiment porte sur l’institutionnel, une
composante fondamentale de la construction sociétale et un facteur
déterminant dans la réussite du modèle de développement. Il est de
nature à assurer la stabilité, à inscrire le projet sociétal dans la durée
en garantissant l’égalité des chances et le respect des droits de
l’homme par la consécration de la suprématie de la loi notamment,
et à lier la responsabilité à l’obligation de rendre compte en
consacrant la reddition des comptes.


Deuxième étage : renforcement de la cohésion sociale


A la différence du premier étage qui relève du sociétal, faisant l’objet
d’un consensus fort, cet étage est du domaine du social dans la
mesure où il fait place au débat des idées, permet à la diversité de
s’exprimer et aux contradictions de se manifester à travers les
rapports de force. C’est un étage à deux compartiments : politique et
économique.

Le compartiment politique est une déclinaison du culturel, traduisant
le contrat social dans les faits à travers l’organisation et l’exécution
des pouvoirs, en particulier, et la définition du système politique, en
général. Ce compartiment intègre la gestion et le pilotage de la chose
publique par le biais des politiques économiques. A ce titre, le
politique décline la vision, telle qu’elle est définie culturellement, en
stratégie. Il est soumis au contrôle parlementaire et à l’arbitrage
royal dans une démarche qui consiste à rendre des comptes aux
administrés comme aux citoyens.

Quant au compartiment économique, qui est à la base de la création
de la richesse, sa dynamique est largement déterminée par le culturel
et la manière dont le contrat social est traduit politiquement. Sa
contribution au renforcement de la cohésion sociale , en particulier,
et à la réussite du modèle de développement, en général, est
tributaire de son degrés d’engagement à promouvoir le processus
d’industrialisation tel qu’il est défini ci-dessus et de l’implication de
l’Etat dans l’accompagnement du Privé dans sa reconversion d’un
privé « patrimonial » à un privé « entrepreneurial » , condition sine
qua non pour faire évoluer l’économie marocaine d’une économie
composite à une économie homogène.


Troisième étage : le rayonnement


Le renforcement de l’appartenance et la consolidation de la cohésion
sociale ne peuvent avoir leur plein effet que si et seulement si, la
société est souveraine. Sans être pleinement souveraine, il serait
difficile pour cette dernière de libérer son imaginaire et de disposer
d’une utopie. L’horizon d’une société qui n’arrive pas à prendre en
main sa destinée, est, par la force des choses, bouché. Le modèle de
développement ne peut, donc, se concevoir que dans un cadre
souverain. C’est, en quelque sorte, un produit du terroir. La souveraineté constitue, ainsi, le premier compartiment de ce troisième étage. Elle est politique, économique et territoriale. Plus la société consolide les deux premières, plus elle renforce sa capacité
de négociation et plus elle se fait entendre et tend, ainsi, à rayonner.
Cette consolidation est, dans une large mesure, tributaire des deux
premiers étages dont dépend l’articulation des deux souverainetés
populaire et monarchique. Cette articulation doit se faire sur la base
d’une complémentarité, et non d’une opposition, entre les deux avec
comme objectif, le renforcement du front interne.

C’est à cette condition, que le pays peu parachever son intégrité
territoriale et retrouver ainsi, ses frontières traditionnelles. Force est
de constater que les deux souverainetés devraient être les deux faces
d’une même pièce, à savoir une démocratie forte au service du
développement. L’histoire nous enseigne la difficulté de mener de
pair la démocratie et le développement. Il suffit de passer en revue
les expériences réussies pour s’en rendre compte. L’Occident n’a pris
le chemin de la démocratie qu’après avoir atteint un seuil critique de
développement (cf. les œuvres de Victor Hugo, Balzac, Dickens et
Zola). La Corée du sud lui a emboîté le pas. Le cas de la Chine,
aujourd’hui, est à méditer. Dans ces expériences, la démocratie est une conséquence du
développement, un couronnement, en faire une cause ou plus
exactement un levier de décollage est une aventure dont la réussite
fera de l’expérience marocaine un modèle inédit. Par ailleurs, les relations extérieures (deuxième compartiment), basées sur le principe selon lequel « en politique, il n’y a pas d’amis ou d’ennemis, il n’y a que les intérêts », ne doivent pas se tromper,
néanmoins, de l’adversaire civilisationnel qui n’est ni un ami, ni un
ennemi.

Le Maroc doit éviter le syndrome de la junte militaire
algérienne. N’ayant pas pu éviter à l’économie de son pays le syndrome
néerlandais, la junte a cherché à détourner son opinion publique et à
la divertir en usant de la notion du complot, accusant son voisin de
l’ouest de tous les maux et le traitant ouvertement comme ennemi
juré qui manigance pour déstabiliser son pays. Cette attitude qui fait
de la région une poudrière, a amené la junte à opérer une
réallocation de ses ressources financières, notamment, pour
contrecarrer son voisin au lieu de les affecter pour l’amélioration du
niveau de vie de sa population. En fait, elle sert objectivement
l’adversaire civilisationnel dont l’un de ses représentants avait
déclaré lors de la guerre des sables : « nous les aidons à s’entretuer ».

L’Algérie, le Maroc et tout autre pays à niveau de développement
comparable, se trouvent sur la même ligne ; la ligne horizontale ; en
revanche l’adversaire civilisationnel, constitué du bloc des pays
avancés, est sur la ligne verticale. C’est le modèle à rattraper et à
dépasser. Il faut le prendre pour un lièvre de course. A cet effet, il
n’est ni un ennemi, ni un ami, encore moins un allié, c’est un
adversaire qui exige du Maroc de se hisser à son niveau et d’œuvrer
pour le devancer.

A cet égard, l’expérience chinoise est édifiante. Lors d’une visite en Chine, en 2010, j’ai saisi l’occasion d’une discussion avec un diplomate chinois pour lui poser la question
suivante : pourquoi la Chine qui est membre du conseil de sécurité se
fait très discrète et ne s’implique pas davantage dans les conflits que
connait le monde ? La réponse fut limpide : la Chine n’a pas intérêt à
entrer en conflit avec les grandes puissances tant qu’elle ne maîtrise
pas la technologie et ne dispose pas de la même force de frappe que
ses adversaires. En d’autres termes, le diplomate a rejoint A. PEYREFITTE pour reprendre à sa manière le titre de l’ouvrage de ce dernier : « quand la Chine s’éveillera…le monde tremblera ». A la fin des années 1970, la Chine a changé son fusil d’épaule,
l’ennemi est devenu l’adversaire. Elle s’est empressée de jouer sur
son terrain et d’user de ses règles et principes pour se repositionner
et entamer sa deuxième longue marche pour prendre sa revanche
sur l’histoire. Armée des enseignements de son histoire et
parfaitement consciente de ses moyens limités pour se mesurer à un
adversaire aussi puissant, la Chine a tenu à maitriser son ouverture et
à mettre à contribution ses atouts pour bénéficier du transfert
technologique et préparer l’accès à la société du savoir.
Parallèlement, elle a pris les dispositions qui s’imposent pour
neutraliser les effets négatifs de l’acculturation. Dans ce cadre, elle a
renforcé le statut de sa langue nationale, notamment, et s’est servie
des langues étrangères et plus particulièrement, de la langue
dominante pour mettre sa langue, et partant sa culture, sur le
chemin de l’universel.

Contrairement à l’idée avancée par l’un de nos grands écrivains
maghrébins de langue française selon laquelle la langue étrangère,
celle de l’ancien colonisateur, est un butin de guerre, une langue
étrangère qui entre en compétition avec la (les) langue (s) nationale
(s), est une véritable bombe à retardement. Sa tendance à
l’hégémonie commence par favoriser l’apparition d’une cinquième
colonne avant de provoquer une fracture linguistique qui se traduit
socialement par l’aggravation des inégalités sociales pour, in fine,
affecter l’appartenance et fragiliser la cohésion sociale. La question de la langue, que le rapport de la commission a ignorée,
n’est pas une question technique et ne saurait se réduire à une
question de communication et d’ouverture sur l’adversaire
civilisationnel, c’est une question culturelle qui rejaillit sur les deux
étages susmentionnés et détermine, en conséquence, le sort du
modèle de développement. En clair, la réussite dudit modèle est
tributaire, entre autres, de la manière dont les deux langues
nationales sont traitées et de la place qu’elles occupent dans la
conduite du changement et le pilotage du modèle.

Enfin, la mise en œuvre du NMD suppose des préalables (cf.
« modèles de développement et expérience marocaine) dont en
particulier le lancement des grands travaux (à distinguer des grands
projets capitalistiques) pour ramener le taux de chômage à son
niveau naturel, créer une dynamique sociétale et renouer avec la
société de confiance. Les préalables, comme les clés de réussite,
n’ont pas eu la place qu’ils méritent dans le rapport de la commission
chargée de l’élaboration du NMD.

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page