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Politique locale: Comment les responsables répartissent les biens publics au sein de la population ?

La structure particulière des relations sociales au sein d’une communauté est-elle en mesure d’influencer la manière dont les responsables politiques locaux répartissent les biens publics au sein de la population ?

Introduction

Comment les structures sociales façonnent les incitations des responsables politiques locaux à répartir les ressources entre les communautés ? C’est à cette question que tentent de répondre les chercheurs Cesi Cruz (Université de la Colombie-Britannique), Julien Labonne (Université d’Oxford) et Pablo Querubín (Université de New York) dans un article dédié aux liens entre la structure des réseaux sociaux dans les communautés locales et la dotation en biens publics aux Philippines.

Dans cet article, les auteurs analysent comment des réseaux sociaux plus ou moins structurés au sein de villages philippins sont susceptibles de conditionner les stratégies de distribution de biens publics des politiciens locaux. Ils soutiennent l’idée selon laquelle le fractionnement social au sein d’une communauté – c’est-à-dire le fait qu’une communauté soit faiblement soudée autour de son chef – produit des effets tant en termes de fourniture de biens publics que de compétition électorale au niveau local.

Selon eux, dans les villages où les liens entre habitants et chef de clan sont denses, c’est-à-dire dans les villages dits peu fractionnés, les chefs de clan concentrent de manière plus efficace l’influence politique. La densité de ces liens est évaluée par le réseau de relations familiales existant entre le chef et chaque habitant, sur la base des mariages qui lient des membres de leurs familles respectives. En conséquence, ces chefs de villages peu fractionnés sont en capacité de convaincre efficacement la grande majorité des membres du clan de voter pour un homme politique local particulier (généralement le maire ou assimilé). En échange de ce soutien électoral, l’homme politique accorde au chef de clan des transferts privés, ciblés et exclusifs à son groupe. Ce qui s’apparente à une forme de capture des ressources par l’élite locale, au détriment de la fourniture en services publics à l’ensemble de population du village.

Cette thèse comporte deux implications majeures, objet des principales investigations des auteurs dans cet article. La première implique que plus un village est fractionné, plus il bénéficie, de la part des hommes politiques locaux, d’une fourniture élevée en bien publics. La deuxième se caractériserait par une compétition politique plus forte dans les villages les plus fractionnés.

Pour cette étude, les auteurs se sont appuyés sur des données à grande échelle relatives aux réseaux familiaux d’environ 20 millions d’individus, dans plus de 15 000 villages, à travers 709 municipalités des Philippines. Pour reconstruire les réseaux familiaux et déterminer si un village est plus ou moins fractionné, les auteurs ont utilisé les données collectées pour le Système national de ciblage des ménages pour la réduction de la pauvreté (NHTS-PR). Réalisée entre 2008 et 2010, cette enquête rapporte plusieurs caractéristiques socio-économiques des ménages philippins : sexe, âge, niveau d’éducation et catégorie professionnelle de chaque membre du ménage. Des données additionnelles issues du recensement de la population et d’enquêtes électorales menées entre 2010 et 2013 ont également permis d’analyser la compétition politique. Ces données ont ensuite fait l’objet d’analyses statistiques.

Eléments de contexte sur le cas philippin

Aux Philippines, la dotation en biens publics est en partie du ressort des maires élus, dont les budgets dépendent principalement des transferts du gouvernement central. Les maires répartissent leur budget entre les différents barangays (villages) composant la municipalité. Tous les trois ans, chaque barangay élit également un capitaine de barangay (chef de village) et un conseil de barangay. Ceux-ci assistent le maire dans la mise en œuvre des programmes municipaux.

Les clans constituent les acteurs essentiels de la vie sociale et politique philippine. Il s’agit d’un ensemble de familles liées entre elles par la parenté ou le mariage et dont les relations d’échange entre les membres sont régies par des normes bien établies de coopération et de réciprocité. Les alliances politiques au niveau local impliquent souvent d’obtenir le soutien des chefs de clan.

Ces derniers, avec les responsables des barangay, servent souvent d’intermédiaires entre les candidats municipaux et les membres de leur clan ; ils veillent à ce que ceux-ci votent comme convenu pour tel candidat et que la contrepartie financière de ce vote soit versée aux familles.

Ces caractéristiques de la société philippine impliquent que les politiciens municipaux obtiennent souvent un grand nombre de votes en ciblant les transferts et les services privés aux membres de grands clans. Transferts réalisés le plus souvent au détriment de la dotation en biens publics, susceptibles de profiter à l’ensemble des habitants du village.

Une approche du politique autour de la notion de fractionnement

Le fractionnement aurait un effet sur la fourniture de biens publics et la compétition politique.

Lorsqu’au sein d’un village, le fractionnement social est fort, le chef de clan y a une influence politique relativement faible. Ce qui se traduit par plus de difficultés à rassembler un grand nombre d’habitants autour de lui, et donc à faire élire un homme politique local avec lequel il aurait passé un accord.

Dans ces villages fractionnés, les maires seraient moins encouragés à passer des accords en vue d’obtenir des voix en échange de transferts privés mais plutôt incités à fournir davantage de biens publics (construction d’écoles, de lycées, de centres de soins, etc.) à la population locale, pour s’assurer de son adhésion et d’un plus grand nombre de voix.

Par ailleurs, les villages les plus fractionnés se caractériseraient par une compétition politique plus forte, dans la mesure où les chefs de clan seraient moins en capacité d’influencer les décisions de candidature et de vote des habitants du village. Davantage de candidats devraient donc se présenter dans les villages fractionnés, et l’écart de votes entre eux devrait être relativement faible.  

Pour rendre compte du fractionnement, les auteurs se sont centrés sur les mariages entre familles et entre clans au sein de chacun des villages étudiés. Une tâche facilitée par la structure très spécifique des noms de famille aux Philippines, qui permet d’identifier les lignages entre familles de façon très précise. En étudiant la manière dont la population de chaque village est répartie entre les différents clans, les auteurs ont ainsi calculé un indice de fractionnement dont l’utilisation a été centrale dans leurs calculs statistiques. Cet indice peut s’interpréter comme la probabilité pour deux familles sélectionnées au hasard dans un village d’appartenir à des clans différents.

Fractionnement social et fourniture de biens publics

Pour étudier la relation entre fractionnement social et fourniture de biens publics, les auteurs ont préalablement identifié si un barangay possédait une école primaire, un lycée, un marché public, un centre de santé ou un réseau d’eau courante.  

Il ressort des calculs effectués que le fractionnement social est positivement corrélé à la fourniture de biens publics au niveau du village. En comparant un village au fractionnement moyen à un village au fractionnement élevé (soit une augmentation d’un écart-type du fractionnement social), la probabilité qu’un centre de santé soit présent augmente de 6 points de pourcentage ; ce qui représente une augmentation de 10 % par rapport à la moyenne des villages étudiés par les auteurs.

Ainsi, plus un village est fractionné, plus la fourniture de biens publics y augmenterait. Ces résultats suggèrent que les décisions des maires de fournir des biens publics dans les différents villages qui composent leur municipalité varient en fonction de la structure sociale du village.

Moins celui-ci est fractionné – et donc plus il structuré autour d’un ou plusieurs clans puissants -, plus le(s) clan(s) seront susceptibles de capter directement les richesses, ce qui mènera à une sous-allocation en biens publics de la part de la municipalité.

Fractionnement social et compétition politique

Pour analyser l’influence politique des chefs de clans sur les habitants des villages, les auteurs se fondent sur une enquête au cours de laquelle les habitants devaient nommer qui et combien de personnes avaient, politiquement parlant, de l’influence sur eux.  Il semblerait que l’influence politique soit moins concentrée dans les villages très fractionnés : une augmentation d’un écart-type du fractionnement social est associée au fait de nommer environ un leader politique influent supplémentaire. De la sorte, un fractionnement social plus élevé semble saper la capacité d’un petit groupe de membres de l’élite (par exemple, les chefs de clan) à exercer une influence disproportionnée sur les choix politiques des habitants du village. En effet, plus le fractionnement social est fort, plus les habitants semblent influencés politiquement par un nombre plus grand d’individus.

Pour mesurer la compétition politique, les auteurs analysent la marge de victoire (part de vote du candidat ayant reçu le plus de voix dans cette circonscription moins la part de vote du second) et le nombre de candidats en lice. Ils combinent ces mesures en un unique indice de compétition politique. A cet égard, les conclusions sont cohérentes avec les résultats précédents.

Le fractionnement social est en effet associé à un plus grand nombre de candidats se présentant aux élections villageoises et à des marges de vote plus étroites pour le candidat gagnant aux élections villageoises et municipales. Ainsi, une augmentation d’un écart-type du fractionnement social est associée à environ un candidat supplémentaire qui se présente aux élections du conseil du barangay. De même, une augmentation d’un écart-type du fractionnement social est associée à une diminution de la marge de victoire de près de 2 points de pourcentage, soit un effet total de près de 5 % par rapport à la moyenne des villages.

Dès lors, plus le fractionnement social au sein d’un village est élevé, plus la compétition politique y est forte, et plus l’influence politique exercée par un groupe très resserré d’individus est faible. C’est en définitive le signe d’une plus faible emprise des chefs de clans sur les choix politiques des habitants-électeurs du village.

Conclusion

Dans les démocraties faiblement institutionnalisées, où les hommes politiques locaux sont entièrement responsables de la prestation des services publics au niveau local, la cohésion sociale au sein des villages peut conduire à une fourniture très variable de biens publics. Ceci serait particulièrement le cas dans les contextes clientélistes, où les électeurs s’engagent avec les politiciens par l’intermédiaire de courtiers, que sont les chefs de clan et de barangay dans le cas des Philippines.

La principale contribution de cet article est de montrer en quoi l’influence politique de différentes communautés peut s’interpréter comme étant fonction de leur fragmentation sociale. Dans le cas philippin, une faible compétition politique et une faible dotation en biens publics dans un village donné est interprété par les auteurs comme le produit d’une organisation sociale peu fractionnée, c’est-à-dire organisée de manière très cohérente et cohésive autour du chef de clan. Une telle organisation déboucherait sur une captation des ressources par l’élite clanique locale. A l’inverse, on constaterait plus de fourniture en biens publics et de compétition politique dans les villages où les réseaux sociaux sont plus fragmentés. (Tafra).

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