Par Hugues Poissonnier
Professeur associé à Grenoble Ecole de Management
Dans un monde en crise (économique, écologique, sécuritaire) et un contexte économique en pleine mutation (mondialisation, financiarisation, digitalisation…), le métier de manager évolue fortement. Ces derniers, qu’ils pilotent une fonction ou l’ensemble de l’organisation, sont appelés à développer une vision plus transversale de la performance et à casser les silos qui caractérisent encore trop souvent les organisations. Tout en rendant son travail plus riche et en répondant à ses appétences les plus fortes, ceci ne manque pas d’engendrer des difficultés qui exposent les managers et leurs entreprises à des risques relativement nouveaux ou jusqu’ici largement ignorés. Dans cet article, nous expliquons en quoi le développement des compétences émotionnelles, utile pour tout un chacun dans sa vie personnelle comme professionnelle, est particulièrement nécessité par les évolutions en cours qui affectent le métier de manager.
Un métier en profonde évolution
Avant d’avoir été enrichi des nombreuses contributions des chercheurs en management, l’activité managériale en entreprise (mais il serait possible de remonter à d’autres formes d’organisations humaines qui lui étaient antérieures) avait été théorisée par des ingénieurs et dirigeants comme Taylor, Ford ou Fayol. La définition la plus simple, à laquelle adhéreraient sans sourciller ces pères fondateurs, ainsi que leurs successeurs, consiste sans doute à considérer que le management est l’activité consistant à mettre en œuvre des ressources humaines et matérielles d’une organisation pour lui permettre d’atteindre ses objectifs.
Il est possible de raffiner le concept de management en lui associant des objets divers tels que l’innovation, les connaissances, les opérations, les ressources humaines, la qualité, les risques, la R&D, les systèmes d’information,… sachant que le management de chacun de ces objets s’avère spécifique et que les spécialistes de ces différents domaines du management apparaissent prolifiques au regard du nombre d’ouvrages qui leur sont consacrés.
Cinq sous-activités sont généralement mentionnées pour caractériser le management :
- Fixer des objectifs
- Définir les moyens de les atteindre
- Mettre en œuvre ces moyens dans un souci d’efficacité ou d’efficience
- Contrôler la mise en œuvre et les résultats obtenus (notamment au travers d’indicateurs de moyens et de résultats)
- Assurer une régulation à partir de ce contrôle.
La relative simplicité de l’activité managériale (dans sa définition et la présentation de ses composantes tout du moins) n’exclut pas des évolutions importantes aux enjeux majeurs.
A l’heure de la croissance continue du désengagement des salariés, de la perte de sens, des modes de management nouveaux émergent (slow management par exemple). Certains, plus anciens, font l’objet d’une attention enfin réelle (nous pensons notamment au développement dans les organisations sur servant leadership, théorisé par Greenleaf dès les années 1970). Les pendants organisationnels de ces modes de management promouvant à la fois l’autonomie des collaborateurs et leur contribution élargie aux performances de l’organisation sont importants. S’il ne saurait y avoir d’évolutions organisationnelles pertinentes indépendamment d’un changement des modes de management associés, l’inverse est également vrai. Entreprises libérées (promues par Isaac Getz), organisations opales (promues par Frédéric Laloux), voire entreprises nutritives ou florissantes, constituent autant de cadres dont l’émergence se caractérise aujourd’hui par son dynamisme et par les succès associés. Pour le dire le plus simplement possible, le manager est appelé à développer sa capacité à collaborer et, plus généralement, à renforcer la collaboration au sein de l’organisation.
Des difficultés allant de la réduction des performances économiques au burn-out
De telles évolutions de son métier, touchant à la fois la nature même de ses missions et les moyens de les réaliser, exposent le manager à des difficultés nouvelles. De plus en plus, les managers sont soumis à des injonctions contradictoires (assurer le bon fonctionnement quotidien de l’organisation en faisant respecter des process, tout en donnant du sens aux actions de chacun ; appliquer des modes de prise de décision rationnels tout en restant à l’écoute de son intuition ;…). Ces dernières favorisent l’émergence de nombreux conflits de rôles et in fine de fréquents burn out. L’enrichissement du métier, possiblement vécu comme une évolution bienvenue, devient vite un problème lorsque les anciens objectifs persistent et cohabitent difficilement avec les nouveaux. Intégrant des critères nouveaux dans sa prise de décision, le manager a souvent le sentiment de perdre en efficacité à mesure que ses décisions perdent en pertinence purement économique. Pour le manager, une telle situation rend difficile la prise de décision alors même que les situations de prise de décision tendent à se multiplier. Il importe alors, pour le manager, de développer sa résilience. Cette dernière repose notamment sur de nouvelles compétences, dont les compétences émotionnelles s’avèrent emblématiques.
De la nécessité, pour le manager, de développer ses compétences émotionnelles
Toutes ces évolutions expliquent pourquoi le manager a tout intérêt à développer ses compétences émotionnelles en vue de nouer des relations plus collaboratives (et donc génératrice d’innovation et créatrices de valeur durable).
Le développement de ses compétences émotionnelles doit permettre au manager de :
- Mieux vivre les conflits de rôles auquel il est soumis et, plus généralement le contexte de changement profond qu’il vit aujourd’hui.
- Prendre de meilleures décisions, éclairées par une meilleure connaissance de ses besoins et de ceux de ses interlocuteurs ;
- Mieux contribuer à la performance (durable) de son entreprise en intégrant la meilleure connaissance de ces besoins dans ses décisions ;
- Se connecter à ses valeurs afin que ses choix/décisions se fassent au bénéfice de toutes les parties prenantes : l’entreprise, les fournisseurs mais aussi les clients ou l’environnement
- Développer son employabilité à l’heure où la robotisation peut être vécue comme une menace (notamment par le développement de ses capacités à créer du lien).
Dans notre société et au sein de nos entreprises, traversées par de nombreuses tensions, les compétences émotionnelles sont un vecteur de transformation et de pacification qui permettent de cultiver un apaisement en nous au service d’une collaboration accrue entre toutes les parties prenantes, au service de la paix économique et donc au service du bien commun.
Le tableau suivant[1] présente les cinq compétences émotionnelles de base et précise leur rôle au niveau personnel comme au niveau interpersonnel.
Au niveau personnel, il s’agit de la capacité à… | Au niveau interpersonnel, il s’agit de la capacité à… | |
Identifier | Identifier son vécu émotionnel | Identifier les processus émotionnels chez les autres |
Exprimer | Exprimer ses émotions de manière adaptée au contexte | Permettre aux autres d’exprimer leurs sentiments et faciliter cette expression |
Comprendre | Comprendre son vécu émotionnel dans le contexte présent | Comprendre le vécu et les réactions de ses interlocuteurs |
Réguler | Réguler ses émotions désagréables en fonction du contexte afin de pouvoir favoriser des comportements en lien avec ses valeurs
Réguler ses émotions positives et faire de ses émotions un point fort : utiliser ses émotions pour être plus créatif, prendre de meilleurs décisions |
Réguler et gérer les émotions désagréables dans leur dimension relationnelle, par exemple dans le cadre d’un conflit
Réguler les émotions positives dans la relation, par exemple pour créer de la motivation, installer une ambiance créative |
Utiliser | Utiliser positivement ses émotions pour cultiver nos ressources et les mettre au service de la société | Utiliser positivement les émotions pour enrichir nos relations |
La première et la troisième compétence (Identifier et Comprendre) sont parfois présentées comme étant des compétences analytiques. Elles permettent d’analyser finement ce qui est en train de se passer dans une situation donnée. Les seconde, quatrième et cinquième compétences (Exprimer, Réguler et Utiliser) sont davantage décrites comme étant des compétences stratégiques. Elles permettent de véritablement choisir ce que l’on va faire de l’émotion vécue, rendant à celui qui les éprouve, en particulier au manager, ici évoqué, une véritable liberté de choix et d’action au service de collaborations plus fécondes.
[1] Issu de l’ouvrage de Ilios Kotsou (2016), Intelligence émotionnelle et management, De Boeck, 3ème édition.