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La finance islamique est-elle suffisamment verte?

Par Anouar Hassoune, professeur de finance à l’Université Paris Dauphine, administrateur d’Euris Group et expert en finance participative.

On le rappelle souvent : la finance participative (islamique) est un compartiment de la finance éthique, soucieuse de servir l’économie réelle, et non pas de s’en servir. On le souligne aussi beaucoup depuis la crise financière dite des subprimes : la finance conventionnelle, globalisée, déterritorialisée, notionnelle voire virtuelle, très certainement amorale, a oublié sa vocation de facilitateur économique pour se transmuer en une titanesque machine à sou globalisée. Si le sens commun a sans doute raison de mettre en exergue les différences principielles de ces deux modèles de finance (l’un enraciné depuis quatre siècles, et l’autre, alternatif quoique plus jeune), une approche davantage factuelle rend compte de ceci : malgré ses excès et ses dérives, qui ne sont pas récentes, la finance conventionnelle a donné naissance à de très nombreuses initiatives éthiques et socialement responsables, dépourvues de tout substrat religieux ; a contrario, la finance islamique, pourtant saturée de contenu normatif, n’a pas encore réussi à faire la démonstration de son impact social. Quel paradoxe : la finance verte n’est, in fine… pas assez verte.

En matière d’investissement et de financement à impact social (social-impact investing and financing), l’industrie de la finance islamique est à la traine. Ce n’est pas là sa priorité, tant les besoins de base (ie. levée de dépôts et octroi de crédits) sont encore loin d’être satisfaits dans le monde musulman, sous-bancarisé. Sur les 2000 milliards de dollars que pèse la finance islamique mondiale aujourd’hui, moins de 0,5% est alloué à l’investissement et au financement socialement responsable. Il a fallu attendre 2014 pour voir émerger les premiers « green sukuk », des obligations islamiques dont les sous-jacents sont constitués de fermes d’énergie renouvelable. En matière de gestion d’actifs, les fonds islamiques mondiaux représentent environ 65 milliards de dollars aujourd’hui, portés par un peu plus d’un millier de véhicules: seule une poignée d’entre eux s’intéressent aux secteurs de l’économie soutenable et responsable, et de surcroit pour des volumes négligeables. En comparaison, l’ISR conventionnel dans le monde pesait 13 600 milliards de dollars à fin 2013, selon la Global Sustainable Investment Alliance (GSIA). En outre, les obligations conventionnelles vertes font feu de tout bois : en 2014 uniquement, les émissions (i.e. les flux et non les stocks) de « green bonds » conventionnels ont dépassé 40 milliards de dollars.

Alors que faire? Quelles sont ces classes d’actifs à impact social que la finance islamique, si sûre de ses valeurs de partage et de responsabilité sociale, pourrait habiter? De la manière la plus immédiate, la finance participative a le devoir moral de sortir du pétrole: la facture énergétique directe (en numéraire) et indirecte (d’un point de vue environnemental) est trop élevée. La finance islamique doit devenir écologique.

Partout, le nombre des populations trop pauvres est un affront quotidien aux discours lénifiants sur le développement: la microfinance islamique doit se développer. La finance islamique doit devenir solidaire.

Les besoins primaires des populations du monde musulman, encore fragile et toujours en voie de développement pour l’essentiel, ne sont pas couverts: agriculture, alimentation, logement social, éducation, sécurité et santé sont des enjeux majeurs. La finance islamique doit devenir responsable.

Innovation, technologie, recherche, infrastructures et sciences sont les conditions et les clés de la compétitivité future, dans le respect des générations à venir. La finance islamique doit devenir soutenable.

Eu égard à sa taille encore limitée (0,7% de la finance mondiale à fin 2014), la finance islamique ne pourra pas massivement et simultanément s’atteler à une tâche aussi prométhéenne. Patience, rigueur et volonté travailleront de concert, mais en séquence, pour que l’impact social de la finance islamique soit plus visible. Le phénomène a commencé: des plateformes de « peer-to-peer lending » islamiques ont récemment vu le jour; un fonds de microfinance islamique est en cours de constitution, tout comme un fonds islamique d’énergie renouvelable pour l’Afrique; un fonds pour le développement du logement social et de soutien aux PME innovantes pour l’Afrique de l’ouest et du nord est à l’étude… Dans la plupart de ces projets, à des degrés divers d’avancement, les institutions multilatérales de développement, comme la Banque Islamique de Développement et la Banque Africaine de Développement, sont des facilitateurs incontournables. Mais il faudra bien que les investissements et financements islamiques privés prennent le relai de l’impact social.

Ce n’est qu’à ces conditions que la finance islamique gagnera ses lettres de noblesse, et qu’au-delà de ses principes hérités de la tradition religieuse, elle saura faire la preuve de son humanisme et donc de son universalité.

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